Travail des enfants , quand papa aura retrouvé du boulot…

Travail des enfants , quand papa aura retrouvé du boulot...

Sur une chaise, dans la rue Giovanni plié en deux écrit une rédaction pour raconter ses vacances, sa vie dans le quartier. « Oh ! Enfin ça y est ! », décrète le gosse. Il me tend sa feuille pleine d’une écriture tremblante. Une rédaction à fendre l’âme, qui dit que personne jusqu’ici ne l’a jamais regardé, que personne ne l’a jamais entendu. Qu’il rêve d’un ailleurs et que pourtant, il sait précisément quelle va être sa vie. Plus d’école, du travail, et basta cosi.

Dehors, c’est la pleine lune. Et la montagne de Pianura brûle depuis des heures d’un feu de forêt que personne ne cherche à éteindre.

Octobre. Assise sur le seuil de sa porte, le matin tôt, Monica est encore en chemise de nuit, toujours avec ses yeux dans le vague, et son éternelle clope au bec. D’un coup, elle se secoue, joyeuse : « L’autre jour, quelqu’un avait prêté à Gennaro une chaise roulante parce qu’il avait mal aux jambes. Alors je lui ai dit : écoute, tu veux mettre un terme à nos misères ‘ On attend le bus qui passe au bas de la rue, je pousse un grand coup et hop, c’est fini. Comme ça tu seras soulagé, moi je toucherai une belle pension et on n’en parle plus ! » Et Monica part d’un rire tonitruant qui réveille tout le quartier.

Giovanni se lève. En s’habillant, il me raconte sa fiancée, Giorgia, qu’il aime depuis ses douze ans’ « mais j’en ai d’autres que je lui dis pas, c’est normal je suis un garçon », me glisse-t-il d’un air entendu. Il en a marre de trouver des excuses pour éviter de sortir. En plus, il vient de recevoir les 40 euros d’une femme du quartier qui veut l’aider dans sa scolarité. Monica, qui a aperçu les billets de son il borgne, le coince illico dans la salle de bains. « Quoi, tu veux acheter un sandwich à une nana que tu connais à peine, alors qu’ici on n’a rien à manger ‘ ça va pas la tête  »’ Giovanni tente de négocier. « Alleeeez maman, tu m’en laisse dix, allez… ». Il joint les deux mains en signe de prière. Elle lui arrache les billets qu’elle fourre énergiquement dans son soutien-gorge.

Giovanni et Rosaria sont prêts pour aller à l’école. Monica attrape la petite Rosaria par le bras, lui met trois pièces dans la main et lui glisse : « quand tu sors de l’école, va faire quelques courses, va, sinon on n’aura rien à manger ce soir ». Monica sait que la petite, avec ses trois pièces, réussit toujours à grappiller un paquet de pâtes en plus. « Mais maman, je sais même pas compter »’ Elle tortille un pan de sa longue robe rose à paillette. Regard sombre de Monica. Rosaria enfile son tablier bleu d’écolière, et se met en marche pour l’école.

Gennaro cuve une nouvelle fois son vin, à plat ventre sur le grand lit, indifférent aux enfants qui sautent et qui crient. Fortuna est restée à la maison. Elle joue avec la fille de la voisine d’en haut, celle qui a des crayons du papier des carnets de coloriage du shampoing et l’eau chaude qui marche. Les deux gamines courent dans la rue, sautent d’un trottoir à l’autre, lancent un ballon bleu sous les voitures qui passent. Puis elles lèvent la tête : « Ciaooo Anto’ ! ». Sur un toit, un gars du quartier refait la toiture avec l’aide de son fils de 11 ans, en Marcel et pantalon de travail à ses côtés.

Monica est en veine aujourd’hui. Très en veine. Elle parle de son enfance, de sa mère prostituée, de sa mère sans homme et avec trop d’hommes à la fois, qui a fait six gosses seule et déménagé quatre fois. Terminus au Villaggio Coppola, ancien complexe résidentiel de luxe destiné aux salariés de l’ONU, devenu après le grand tremblement de terre un no man’s land sordide, où échouent les maudits, les rebuts et les fous. A onze ans, déjà femme, Monica se promène dans son quartier. Un type la remarque. Il se présente chez la mère : « Je l’aime bien votre gamine, j’aimerais la suivre ». A Naples il y a une formule pour ça :  « ‘ma voglio crescere », je veux me la faire grandir. La mère comprend. Elle dit oui à l’homme. Il vient tous les samedis voir la gamine. Qui elle aussi a tout compris et échange des poupées contre des branlettes. Le manège dure quelques mois. Puis un jour, l’homme la coince dans la salle de bains, veut la prendre de force. Enfin, la mère réagit, hurle, défend sa gamine. Quelques jours plus tard, toute la famille déménage. Pour éviter de dénoncer le pédophile.

Rosaria la voisine descend et se met à écouter. Elle regrette sa belle vie, son enfance dans sa campagne Calabraise, sa ferme, son mari parti avec une autre. Alors, pour détendre l’atmosphère, elle se met à taquiner Monica . « N’empêche, toi t’aime ça, hein, ma grosse ‘ » Et Monica : « Moi oui, mais seulement avec Gennaro ! Tu sais quoi ‘ Ce matin, il m’a réveillé à l’aube et à sept heures et demie on y était encore » Rires tonitruants. Rosaria s’approche hilare, lui fourre une main dans le soutien gorge taille Z’ : « hein, avec tes gros seins, ça le réveille, ça, hein ‘ ». Et Monica rétorque en allongeant une main vers l’entrejambe de Rosaria : «Qu’est-ce que tu crois, moi je me fais draguer par les lesbiennes tous les jours ! Tout le monde aime les grosses. » Pour faire l’amour, Monica et Gennaro s’enferment à l’aube dans la salle de bains, et étendent une couverture sur le carrelage. Mais même quand ils le font dans la chambre, les enfants ne se réveillent pas. Trop crevés, forcément. Ils s’endorment tous les soirs à 1h du matin, devant la télé allumée.

Dans la chambre, Fortuna joue à un jeu video, My Life, avec la console de sa petite voisine d’en haut. Le jeu, c’est une poupée qu’on doit habiller, laver, puis emmener faire les courses, rencontrer des amis, aller à l’école’ « Attends, regarde, je vais mettre mes jolies chaussures rouges’ Et ça aussi, c’est ma robe blanche toute neuve ». Fortuna ne joue pas à la poupée. Elle est la poupée.

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