Réflexion empathie et recul anti-troll’ l’art d’une conversation réussie sur Internet

Réflexion empathie et recul anti-troll' l'art d'une conversation réussie sur Internet

Voici quelques conseils et astuces pour comprendre les mécanismes d’un dérapage en ligne, et, si possible, le contrôler. Pour vous permettre, peut-être, d’avoir un jour une discussion civilisée sans majuscules et points d’exclamations.

Le Monde
| 02.02.2017 à 07h41
Mis à jour le
02.02.2017 à 12h06
|

Par Violaine Morin

Un camarade du lycée que vous ne voyez plus depuis 10 ans est venu faire dérailler votre argumentaire en faveur du revenu universel. Votre cousin éloigné poste des photos de la manif anti-avortement. Votre ancien prof de ping pong qui-en-a-vu-d’autres-et-qui-connaît-la-vie vous rappelle en majuscules que Mélenchon est le seul capable de tous les faire dégager. Comment échanger avec tous ce monde en gardant son calme et exposer posément ses opinions, quand tout conspire à vous faire sortir de vos gonds ‘

Nous vous proposons un art de la conversation sur Internet, forcément incomplet, forcément donneur de leçons : en somme, des techniques pour s’entraîner à garder son calme en ligne et arriver à avoir une discussion qui, par miracle, pourrait être intéressante. Pour réaliser ce texte, nous avons demandé l’aide de Thomas Gaon, psychanalyste et fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH).

Rappelons d’abord une triste réalité : dans la vraie vie comme en ligne, nul n’est réellement formé à pratiquer le vrai débat, au sens le plus pur du terme, celui dans lequel triomphe la raison. Ce n’est pas une question d’intelligence, mais d’éducation. Nous ne sommes pas formés au débat et nous sommes entourés de mauvais exemples : les politiques et les héros de films « gagnent » les débats qu’ils mènent dans un combat de personne, pas dans un combat pour faire gagner la vérité.

« Un espace de débat où chacun expose ses arguments pour faire triompher la raison, qui suivrait des règles définies à l’avance et où l’on pourrait arbitrer la fin de la conversation dès lors que quelqu’un transgresse la règle, cela n’existe pas », précise Thomas Gaon. A part peut-être dans les revues scientifiques. Si vous voulez convaincre votre copain entrepreneur de voter Hamon ou votre copine dépolitisée de ne pas croire les médias sur Fillon, sans vous énerver et sans utiliser d’arguments fallacieux, l’affaire est mal engagée. Mieux vaut le savoir d’emblée.

1. Méfiez-vous de « l’effet de désinhibition »

Quoi que vous en pensiez, vous n’êtes pas tout à fait vous-même lorsque vous discutez en ligne. Sur internet, vous êtes un pur esprit. Dans la vie « physique », la conversation est marquée par un rapport de force, lui-même structuré par l’histoire des corps et de leurs représentations. Les attitudes que nous avons dans une conversation dépendent de la manière dont on se sent dans notre propre peau et par rapport à l’autre. Sauf exceptions, si l’autre est plus grand, plus fort, mieux habillé, vous avez de fortes chances de ressentir une inhibition qui changera votre façon d’argumenter.

C’est très injuste, et Internet est là pour offrir une autre chance de s’exprimer à ceux qui sont socialement inhibés. Tant mieux. Mais attention : la menace que représente le corps de l’autre disparaît. C’est l’un des facteurs de « l’effet de désinhibition sur Internet », un concept défini par le psychologue américain John Suler. L’absence du corps des autres crée un sentiment de protection proche de celui que l’on ressent au volant, où l’on ne perçoit pas les conséquences de ce qu’on fait.

2. Ne vous dites pas « Internet n’est pas la vraie vie »

Un autre facteur désinhibant dans cette vie de pur esprit est l’absence de tous les signes de la communication dite « infraverbale » : les expressions du visage et les gestes, d’où une tendance à « déshumaniser » l’autre. C’est ce qui se produit quand vous répondez méchamment à quelqu’un sur Facebook, même avec quelques smileys. Si cette même personne était en face de vous, vous auriez sans doute eu plus de scrupules.

Dans les cas où vous discutez en ligne avec de parfaits inconnus, vous bénéficiez aussi de l’anonymat ou d’un pseudonymat : les autres ne savent pas qui vous êtes. Vous lâchez plus spontanément votre agressivité ou votre affection. La vie numérique est émotionnellement intense, parfois plus que la vie réelle. Mais au risque de rappeler des évidences, souvenez-vous que rien ne se perd dans notre monde numérique, mais aussi que, si vous franchissez la limite, vous pouvez être poursuivi et condamné, exactement comme dans la « vraie vie ».

L’absence d’interaction physique génère aussi des fantasmes. Dans un espace de discussion, vous avez souvent peu d’informations sur l’autre : son sexe, sa couleur de peau, sa nationalité, ses maladies. Or, lorsqu’il manque d’information, le cerveau complète comme il le peut, mais surtout comme il le veut, avec des fantasmes positifs ou négatifs. Cela empêche d’avoir une vision nuancée de son interlocuteur.

3. Internet vous donne du temps. Profitez-en

John Suler décrit un autre facteur de desinhibition : « l’asynchronie ». Sur Internet, le temps n’est pas celui d’une conversation en face à face. L’internaute peut réfléchir et organiser ses arguments avant de les énoncer. Ce temps manque cruellement lorsque l’on a quelqu’un en face de soi et que l’on rêverait de trouver immédiatement la repartie idéale. Internet efface la frustration qu’il peut y avoir à manquer d’habileté, pour ceux dont les compétences relationnelles sont moins développées.

D’où les « pavés », les réponses très longues et parfaites que l’on publie sur Facebook ou dans les forums, où les suites de messages numérotés sur Twitter. Si vous êtes meilleur à l’écrit qu’à l’oral, Internet est votre allié. Ne gâchez pas cette chance d’énoncer clairement vos arguments en répondant à chaud en lettres capitales.

4. Méfiez-vous des effets de groupe

C’est un point qui n’est pas spécifique à Internet, mais qui caractérise la psychologie des groupes en général : « l’engagement ». Quand vous commencez à argumenter face à votre copain qui est dans une position de troll assumé, vous êtes en quelque sorte engagé par rapport à vos spectateurs (vos amis Facebook ou vos followers Twitter, par exemple), ce qui vous pousse à aller « jusqu’au bout », pour ne pas avoir l’air de reculer, quitte à aller trop loin.

Un autre effet notoire des groupes : la tendance à « hurler avec les loups ». C’est ce qui se produit par exemple dans les situations de harcèlement. Si un groupe d’internaute s’en prend à un seul individu, tout le monde a tendance à suivre le mouvement.

Le phénomène augmente à l’adolescence où la « pression des pairs » est plus importante : un ado est plus sensible à son entourage et aura tendance à vouloir se faire valoir par rapport au groupe. L’expérience classique, rappelle Thomas Gaon, est celle de la conduite automobile : un ado tout seul aura un comportement plus responsable en voiture que s’il est avec deux amis.

5. Pensez pour et par vous-mêmes

Paradoxalement, un groupe prend aussi en charge les affects d’une personne : sa culpabilité, d’abord, qui s’en trouve comme « diluée » dans celle du groupe. Plus on est nombreux, moins on a le sentiment de faire quelque chose de répréhensible, y compris parce que le groupe protège les individus et évite de « balancer » un camarade.

Sur Internet comme dans la vie physique, le groupe peut aussi assouvir les fantasmes d’un individu. C’est ce qui se passe quand un grand timide rejoint un groupe très agressif, ou sexiste, ou homophobe, dans lequel il ne dit rien et se contente d’assister au spectacle : le groupe exorcise son agressivité pour lui et devient une caisse de résonance de ses propres problèmes. Quand vous vous joignez à une conversation en ligne où l’on prévoit de harceler une militante féministe (ça arrive, et souvent), demandez-vous ce que vous faites là. Même si vous ne dites rien.

6. Peu de risques de vous disputer avec votre famille : tant mieux !

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi Internet ne ressemble pas à vos dîners de famille, au potentiel pourtant tout aussi explosif ‘ En famille, on préserve ses liens.

Si vous n’avez pas les mêmes opinions politiques que votre conjoint, vous avez probablement cessé d’en parler, ou bien vous êtes sur le point de le faire. C’est à la fois une richesse et un risque : dans la vie « physique », les gens s’arrêtent d’eux-mêmes pour ne pas risquer d’aller trop loin et de mettre leurs liens en péril.

En ligne, le lien est plus faible. On prend moins de risques et on dit des choses que l’on ne dirait pas autrement. Cet espace nous permet de discuter avec des gens avec qui on ne discuterait jamais dans la vie, et d’aborder des sujets polémiques sans risquer les conséquences de la vie réelle. Ça peut être extrêmement enrichissant, et extrêmement énervant parfois simultanément.

C’est aussi pour cela que certains conservent dans leurs amis Facebook des personnes qui ne sont pas tout à fait d’accord avec eux, comme l’a observé le sociologue Dominique Cardon, spécialiste de la vie numérique. On veut avoir la possibilité du débat. Si tout le monde est d’accord, il n’y a plus rien à dire.

7. Établissez des règles et essayez de vous y tenir

Comme il n’y a pas d’arbitre en ligne, il faut apprendre à en être un. Il n’y a pas de juge qui pointera un argument d’autorité, une tentative de déstabiliser l’adversaire, un argument rhétorique, une tentative de gagner le public, bref, toutes ces techniques pour gagner coûte que coûte une argumentation.

Dans une discussion, il faudrait arriver à imposer l’idée que la logique et la raison priment : si l’autre ne raisonne plus, il transgresse la règle et la discussion ne sert plus à rien. Vous pouvez alors passer votre chemin, puisque vous êtes désormais un internaute sage qui se soucie peu de faire triompher son ego (bravo !).

Encore une fois, souvenez-vous que les réseaux et les forums ne sont pas le lieu idéal pour avoir un débat d’idées, pas plus que la vie réelle, car aucun d’entre nous n’en respecte vraiment les règles. Par contre, c’est un lieu idéal pour avoir une tribune, ce qui présente bien des avantages : on a le temps de mettre ses idées en ordre, on peut vérifier ses sources et ses références, avoir accès à des opinions différentes. Si l’on a pour but non pas de gagner, mais de présenter ses idées clairement, l’Internet de 2017 offre une possibilité de construire un argumentaire de qualité qui, pour beaucoup d’entre nous, n’existe nulle part ailleurs.

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