Paterson  de Jim Jarmush circulations poétiques sur le bitume

 Paterson  de Jim Jarmush circulations poétiques sur le bitume

Jarmusch fait rimer, à la façon de haïkus cocasses, les déambulations quotidiennes d’un chauffeur de bus, poète à ses heures.

Le Monde
| 20.12.2016 à 10h14
Mis à jour le
21.12.2016 à 09h29
|

Par Mathieu Macheret

L’avis du « Monde » – A ne pas manquer

Ilot d’une précieuse singularité dans le cadre du cinéma américain, l »uvre de Jim Jarmusch, 63 ans, s’augmente avec Paterson d’une nouvelle pépite, dont la sérénité et la douceur ont agi comme un baume lors de sa présentation au Festival de Cannes. Souvent, les films de Jarmusch s’apparentent à de petits panthéons personnels, recueillant amoureusement références et citations de figures artistiques admirées musiciens, cinéastes, écrivains , pour former autour de leurs héros errants ou marginaux autant de boucliers ou de viatiques contre l’agressivité et la vulgarité envahissantes du monde contemporain. Comme le magnifique Dead Man (1995) avant lui, qui s’inscrivait sous la tutelle du poète William Blake, Paterson vise l’un des objets les plus rétifs au cinéma, à savoir la poésie, impossible à figurer littéralement et qui s’évade dès qu’on veut la débusquer.

Il faut s’arrêter un instant sur le titre, Paterson, qui désigne à la fois par son nom le protagoniste (Adam Driver), chauffeur de bus et poète à ses heures, mais aussi la ville du New Jersey dans laquelle il coule des jours paisibles, cité ouvrière minée par la désindustrialisation, et enfin le grand uvre du poète moderniste William Carlos Williams, véritable jalon de la littérature américaine. Cette polysémie gigogne n’est pas qu’un jeu référentiel gratuit, mais trace une circularité complète, entre le contenant et son contenu, l »uvre et ses modèles, l’écriture et la vie, le signifiant et le signifié, qui vaut comme seul programme poétique du film : « un homme est une ville est un poème est un film », nous dit en quelque sorte Jarmusch, comme pour paraphraser le fameux vers de Gertrude Stein (« Rose is a rose is a rose’ »).

Lire aussi la critique du film à Cannes :
 

« Paterson » : vers libres et lignes de bus

Une harmonie secrète

La première scène est si belle qu’elle mérite d’être racontée. Lundi matin, Paterson se réveille aux côtés de sa femme, Laura (Golshifteh Farahani), avant de partir au travail. Sur le chemin du dépôt, le texte de sa pensée poétique s’inscrit en lettres blanches à l’image : quelques mots au sujet d’un banal paquet d’allumettes, rien que de très anodin. Au volant du bus, Paterson parcourt la ville, dont les reflets extérieurs glissent à la surface de son immense pare-brise, comme autant d’images en circulation. A l’intérieur, il attrape des bribes des conversations des différents passagers. Il voit, il entend, et tout s’amalgame bientôt en une grande surimpression.

Lire aussi :
 

Les illuminations de Jim Jarmusch

Soudain, le texte réapparaît à l’écran, et la poésie coule de source : le paquet d’allumettes conduit en lignes brisées à la cigarette de sa bien-aimée. De cet objet bête comme chou sort un déchirant poème d’amour. Ce que filme ici admirablement Jarmusch, c’est non seulement le « travail » afférent à la poésie, mais plus largement la façon dont le monde alentour se dépose en nous, et se met à résonner au prix d’une longue et lente imprégnation imprégnation qui serait, en retour, le véritable ferment poétique de l’existence.

« Un homme est une ville est un poème est un film », nous dit en quelque sorte Jim Jarmusch

La suite du film se décline au fil des jours d’une seule semaine, du lundi au lundi suivant. La répétition des tâches et des habitudes (aller au travail, en revenir, sortir le chien, boire un verre au bar du coin) amène avec elle le retour des mêmes cadres, gestes, lieux et objets, marquant ainsi la pulsation du quotidien, où les compositions de Paterson puisent leur scansion.

Plaque sensible

Au hasard de ces cycles viennent s’immiscer de légères saynètes de voisinage, fruit des rencontres ou des fréquentations du héros, par lesquelles Jarmusch creuse une forme esquissée et minimale de narration, « croquée » à la façon des comic strips : scènes de ménage, barman jouant aux échecs, rappeur s’exerçant dans une laverie se succèdent en autant de haïkus cocasses qui s’évaporent avant de « faire récit ». La clé de tout cela, c’est la « rime interne », comme le confie Paterson à une petite fille croisée dans la rue : ces bégaiements infimes de la réalité qui finissent, en s’assemblant, par résonner d’une harmonie secrète, dissimulée dans le désordre des choses. Et comme dans la poésie de William Carlos Williams, la rime interne épouse le concret, l’immédiateté des impressions, en s’opposant à une versification qui les déforme.

Lire aussi le portrait dans « M » :
 

Adam Driver, un bon petit soldat

Cette rime libre, c’est le battement profond du film, son schéma enfoui et clandestin. Paterson, auquel Adam Driver prête sa présence déphasée et amortie, est une plaque sensible : il n’existe pas autrement que par sa disponibilité aux formes, aux matières, aux êtres qui l’entourent. Paterson, héros jarmuschien, est un être-refuge. Sur ce point, on pourra d’ailleurs se reporter au vibrant essai Jim Jarmusch, une autre allure (Capricci, 112 p., 8,95 euros), que le critique Philippe Azoury vient de consacrer aux films du cinéaste.

Film américain de Jim Jarmusch. Avec Adam Driver et Golshifteh Farahani (1 h 58). Sur le web : www.facebook.com/PatersonMovie, www.le-pacte.com/france/prochainement/detail/paterson/

Leave A Reply