Panama papers  , comment un journaliste a fait tomber le premier ministre islandais

 Panama papers  , comment un journaliste a fait tomber le premier ministre islandais

Jóhannes Kristjánsson couvre les fenêtres de son salon avec de grandes bâches de plastique noir. Une double couche pour être absolument sûr. Il habite avec sa famille au rez-de-chaussée d’un immeuble en banlieue de Reykjavik. Le journaliste islandais jette un dernier regard à l’extérieur. En ce début d’année, la nuit polaire règne. Le soleil ne se lève plus que quelques heures par jour. C’est justement ce qui fait peur au producteur de documentaires TV indépendant.

Les « Panama papers » en trois points
Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.

Avec l’obscurité, il craint que des voisins ne puissent observer son travail, baigné dans la lumière de son appartement. Il est le seul journaliste de l’île à avoir accès aux documents des Panama Papers. Cette enquête est sûrement celle de sa vie. Jóhannes ne le sait pas encore, mais dans quelques mois, c’est lui qui fera tomber Sigmundur David Gunnlaugsson, le premier ministre de son pays.

« Je n’ai perçu aucun salaire pour ce travail »

Mais, pour l’instant, son seul but est de parvenir à garder ses découvertes pour lui. Elles doivent rester secrètes jusqu’à leur publication. Et, en Islande plus qu’ailleurs, le silence est d’or. « C’est une petite communauté de 330 000 habitants. Tout le monde se connaît », soupire Jóhannes Kristjánsson. Un des proches du journaliste est d’ailleurs le meilleur ami du premier ministre. Et plusieurs de ses connaissances apparaissent dans les données. « Ici, si quelqu’un apprend quoi que ce soit, ça se répand comme une traînée de poudre. »

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Alors, des mois durant, Jóhannes Kristjánsson ne discute de ses recherches avec aucun de ses confrères, aucune source, aucun ami. Il ne se montre presque plus. A tel point que les gens se mettent à penser que le célèbre producteur TV a sombré dans la dépression.

La seule Islandaise avec qui Jóhannes Kristjánsson peut partager ses découvertes, c’est son épouse. Comptable, Brynja travaille depuis la maison, dans la même pièce que lui. Il l’a déjà prévenue: le nom d’une de ses amies sera publié. Malgré ses craintes, Brynja le soutient entièrement. Non seulement moralement mais aussi financièrement. C’est elle qui finance la vie du couple et de leurs trois enfants. «Je n’ai perçu aucun salaire pour ce travail, précise le journaliste. Mais peu importe. L’essentiel est que ces histoires soient rendues publiques.» Et il s’y consacre pleinement depuis début juin 2015.

Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) l’avait alors approché pour enquêter sur les avoirs du premier ministre islandais, dont le nom apparaissait dans des Panama Papers. Primé à de nombreuses reprises pour son travail, Jóhannes Kristjánsson a beaucoup enquêté sur la crise bancaire islandaise de 2008. Il connaît l’histoire et le fonctionnement de son pays comme sa poche. Pour l’ICIJ, il possédait le profil idéal.

En 20 minutes, il tombe sur le nom des ministres

Mais le journaliste ne prendra pleinement conscience de l’ampleur de l’affaire que lors d’une nuit d’octobre, alors qu’il se repose avec sa famille dans une maison de vacances prêtée par son oncle à l’ouest de l’Islande. Vers 1 h du matin, un courriel de l’ICIJ l’alerte que le dernier paquet de données des Panama Papers est enfin accessible sur le serveur. Allongé sur son lit, Jóhannes se connecte immédiatement. En vingt minutes à peine, il tombe sur le nom du ministre des finances et sur celui du ministre de l’intérieur. «J’ai senti une vraie poussée d’adrénaline. Je suis allé au salon et j’ai continué à travailler non-stop jusqu’à 7 h du matin.»

Il a désormais réalisé qu’avec 600 personnes détenant des offshores, son pays réunit le plus grand nombre de propriétaires de sociétés-écrans par habitant.

Depuis cette nuit-là, les Panama Papers l’obsèdent. Pour le journaliste solitaire, c’est devenu plus qu’une mission: une quête. « On devient complètement accro à la recherche d’information dans les données parce que c’est quelque chose d’extrêmement secret, auquel nous seuls avons accès », explique t-il. Au fil des jours, Jóhannes découvre encore l’existence de sociétés-écrans appartenant à de hauts responsables politiques et à une douzaine d’hommes d’affaires islandais importants. Progressivement, il tapisse les murs de son appartement de documents, schémas, photos. A l’insu de tous, il dresse une sorte de cartographie du monde offshore islandais. « C’est la plus grande histoire sur laquelle j’aie jamais travaillé », estime t-il.

Jóhannes Kristjánsson travaille jour et nuit. Sa consommation de cigarettes bat des records. Parfois, pour essayer de prendre un peu de distance, il enfile une veste d’hiver, se munit de moufles épaisses et se rend en voiture au sommet d’une colline surplombant Reykjavik. «Je viens ici pour fumer une cigarette et réfléchir à tout ce qui se trouve dans les données.» Sa vision de l’Islande a changé. Il a désormais réalisé qu’avec 600 personnes détenant des offshores, son pays réunit le plus grand nombre de propriétaires de sociétés-écrans par habitant. Il a peur des conséquences que pourront avoir ses révélations. Pour l’Islande comme pour lui.

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L’interview, le point culminant de son enquête

Le 11 mars 2016, Jóhannes Kristjánsson brûle d’impatience. Il pourra bientôt obtenir une partie des réponses qui le taraudent depuis des mois. Dans quelques minutes, il a rendez-vous avec le premier ministre. «Je suis excité et me réjouis que ça soit derrière. J’ai beaucoup attendu ce moment.» Pour éviter que de trop grandes pressions ne s’exercent sur lui, il se fait accompagner par Sven Bergman, un journaliste de la télévision publique suédoise (SVT). Officiellement, c’est ce dernier qui a décroché l’interview. «Jóhannes semblait très fatigué. Il ne dormait pratiquement plus depuis longtemps. Pour lui, l’interview représentait le point culminant de ses recherches», raconte son confrère.

«Sigmundur! Vous devez être capable de répondre à ces questions!»

L’interview débute. Sven Bergman la commence seul, pendant que son acolyte attend dans la pièce voisine. Le premier ministre ne sait pas encore qu’il sera question de la société-écran qu’il a fondée avec sa femme en 2007. «Que pouvez-vous nous dire de Wintris Inc.’» lui demande le journaliste suédois. «Si je me rappelle bien, c’est une société en lien avec une autre entité dans laquelle je siégeais», répond le premier ministre, sans assurance.

«Pour entrer dans les détails, j’aimerais que mon confrère prenne le relais en islandais», explique ensuite Sven Bergman, alors que son complice le rejoint et s’installe sur un petit tabouret, adroitement placé à ses côtés. Un rictus de malaise se dessine sur les lèvres du premier ministre lorsqu’il voit Jóhannes Kristjánsson s’asseoir en face de lui: les deux hommes se connaissent bien.

«Pourquoi n’avez-vous pas déclaré que vous’», commence le journaliste, impassible. «J’aurai cette interview sur ce sujet avec vous plus tard», le coupe sèchement le premier ministre. Mais Jóhannes Kristjánsson ne se laisse pas intimider: «Pourquoi ne pas avoir annoncé cette société lorsque vous êtes entré au Parlement en 2009′ Vous pouvez répondre, Sigmundur. Vous être le premier ministre d’Islande!»

Son interlocuteur semble alors perdre tous ses moyens. La scène deviendra culte. «Tout a été déclaré à l’administration fiscale dès le début», se contente de répéter Sigmundur David Gunnlaugsson avant de se lever et de se diriger vers la sortie. «Nous savons que Wintris a détenu des avoirs dans les banques effondrées», ajoute encore le journaliste, alors que le premier ministre se dirige vers la porte. «Sigmundur! Vous devez être capable de répondre à ces questions!» lance-t-il encore avant de voir l’homme politique disparaître dans l’entrebâillement de la porte.

« Je continue de travailler sur les données »

Quelques minutes plus tard, installé dans un café du port de Reykjavik une cigarette à la main, Jóhannes repasse en boucle l’entretien dans sa tête. «Je suis choqué. Il est parti. Il aurait pu rester et répondre aux questions, mais il a quitté l’interview.» Il rallume une cigarette. «Il faut que j’appelle ma femme.»

Le dimanche 3 avril au soir, c’est le soulagement. Tous les médias partenaires de l’ICIJ publient simultanément le résultat des recherches de Jóhannes Kristjánsson. Le monde entier entend parler de Sigmundur David Gunnlaugsson, souvent pour la première fois. La vidéo de l’interview fait le buzz sur Internet. Acculé par l’opinon publique, le premier ministre démissionne deux jours plus tard. Depuis, les Islandais descendent régulièrement dans la rue pour réclamer la destitution de l’ensemble du gouvernement.

Mais Jóhannes Kristjánsson se contente d’observer ces événements de loin. Pour lui, l’histoire ne s’arrête pas là. «Je continue de travailler sur les données», explique-t-il. Dans les Panama Papers se cachent encore de nombreuses histoires à raconter sur l’Islande. Pour financer ses futures recherches, le journaliste a fondé une plateforme de financement participatif. Les dons ont déjà dépassé les 95 000 euros, bien au-delà de ses espérances. Jóhannes Kristjánsson n’est plus seul au monde.

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Lena Würgler (Le Matin Dimanche)

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