Opération  survival  pour AC/DC

Opération  survival  pour AC/DC

Le Monde
| 12.05.2016 à 10h34
Mis à jour le
12.05.2016 à 11h12
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Par Bruno Lesprit

Sur le billet des spectateurs qui doivent se rendre au stade Vélodrome de Marseille, vendredi 13  mai, est inscrit le nom du groupe : AC/DC. En fait, ils assisteront plutôt à un concert d’« Angus Young et son orchestre ». Emblématique des jurassiques Australiens avec son uniforme d’écolier, le guitariste à haute tension est, avec le bassiste Cliff Williams, le seul rescapé du groupe qui enregistra le monumental Highway To Hell (1979), album angulaire du hard-rock et même du rock’n’roll. Mais il y aura une « guest star » pour pallier l’incapacité du chanteur Brian Johnson, aujourd’hui plus sourd que Beethoven : Axl Rose, vocaliste des Guns N Roses, des Californiens de la décadence de la fin des années 1980, fraîchement reformés. Pour jouer les prolongations, AC/DC n’a pas hésité à faire entrer un remplaçant.

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Fronde de fans contre le « fac similé » d’AC/DC

C’est peu de dire que ce choix n’a pas fait l’unanimité chez les fans, pourtant des fidèles parmi les fidèles. « Remboursez ! » a été le cri de milliers d’entre eux pour cette tournée européenne. En France, une pétition a circulé, recueillant plus de 700 signatures, et a obtenu réparation auprès du promoteur Gérard Drouot. Le groupe créé à Sydney en 1973 par les frères Young, Angus et Malcolm, semble en effet se perpétuer selon le schéma de la répétition de l’Histoire défini par Karl Marx : à la tragédie (la mort du premier chanteur, Bon Scott, en 1980) aurait aujourd’hui succédé la farce (Axl Rose au micro).

Deux Young sur scène

Dans ce registre, ce n’est pas tout : à Marseille, il y aura bien deux Young sur scène, mais le deuxième ne sera pas Malcolm, que les puristes tiennent pour l’âme damnée s’entend d’AC/DC. Ce sera son neveu Stevie, 59 ans (deux ans d’écart seulement avec l’oncle Angus), devenu membre de plein droit en 2014 quand Malcolm Young, atteint de démence, a dû rendre les armes.

Le batteur constitue également une curiosité : le Gallois Chris Slade affiche un CV pour le moins hétéroclite puisqu’il accompagna dans les années 1960 une vedette aux antipodes d’AC/DC, son compatriote, le crooner Tom Jones… Déjà actif avec les forgerons du riff au début des années 1990, il a gentiment rendu le tabouret au titulaire historique, Phil Rudd, revenu en grâce en 1994 après avoir été renvoyé dix ans plus tôt. Ce dernier, un bad boy également dans le civil, pas seulement pour épater la galerie, a tout juste eu le temps d’enregistrer le dernier album du groupe, Rock or Bust (le même que les précédents), avant d’être arrêté par la police néo-zélandaise pour menaces de mort envers un associé et possession de drogues, puis assigné à résidence.

« The Show Must Go On »

A l’exception des Sudistes Allman Brothers Band et Lynyrd Skynyrd, il est difficile de trouver dans la saga du rock un groupe à ce point poursuivi par la poisse. La longévité d’AC/DC peut susciter un sentiment d’aberration comme d’admiration. Elle obéit quoiqu’il en soit à la loi d’airain du rock, ce genre moribond lui aussi engagé dans une opération « survival » : « Que le spectacle continue ». Et pour cela, tous les moyens sont bons. The Show Must Go On, tube dramatique de Queen, fut le chant du cygne du chanteur Freddie Mercury, malade du sida, peu avant sa disparition en 1991. Il ne croyait pas si bien dire : le groupe londonien allait subsister sans sa reine morte.

Cinq mois après son décès, un immense concert en hommage à Mercury était organisé au stade de Wembley avec quelques remplaçants de luxe, David Bowie, George Michael, Elton John ou…Axl Rose. Finalement, un permanent fut recruté en 2004 pour remplacer le défunt : en guise de gay moustachu, un barbu hirsute, Paul Rodgers, ancien chanteur de Free, des blues-rockers du début des années 1970 heureusement appréciés de Mercury (caution posthume). Queen court toujours, actuellement en tournée avec Adam Lambert, ancien candidat de l’émission « American Idol ».

Si Queen sans Mercury était possible, tout l’était. Il y eut bien auparavant les Doors sans Jim Morrison (1943-1971). La place du locataire du Père-Lachaise fut prise en 2002 par un admirateur, Ian Astbury, de The Cult, une formation de hard-rock de série B. Seul souci, le batteur des Doors, John Densmore, refusa de participer à la mascarade. On le surmonta sans peine en attirant Stewart Copeland (The Police), dont l’association avec les Doors était infiniment plus baroque que celle d’Axl Rose avec AC/DC. Dans le rock, nul n’est irremplaçable. Arroseur arrosé, Copeland l’apprit rapidement à ses dépens : il se brisa le poignet et perdit aussitôt son job. Les Doors, ou du moins ce qu’il en restait, survécurent pratiquement à tout, même au ridicule. A Jim Morrison donc, mais pas à l’organiste Ray Manzarek, mort en 2013  ce qui est le comble de l’absurdité.

« Il faut que tout change pour que tout reste comme avant »

Dans un tel contexte, qui voit les groupes de rock résilients ressembler de plus en plus à des créatures de Frankenstein, AC/DC sans Brian Johnson relèverait presque de la formalité. C’est qu’aucune formation dans l’histoire du rock, sauf peut-être les Ramones (dont les quatre membres ont péri entre 2001 et 2014), ont illustré avec pareille opinâtreté la sentence de Lampedusa dans son roman Le Guépard : « Il faut que tout change pour que tout reste comme avant ».

On ne donnait pas cher de la peau d’AC/DC à la mort, à l’âge du Christ, de leur chanteur Bon Scott, si unique avec son gosier de bluesman du bush. Cinq mois plus tard, à l’été 1980, les frères Young publiaient dans l’urgence et dos au mur leur uvre au noir, Back In Black, le plus gros succès commercial d’AC/DC. Entré, à la suite de Morrison, dans la légende douteuse des victimes du « Rock’n’Roll Way of Life », Bon Scott était suppléé par un couineur d’un obscur groupe de Newcastle, Geordie. Avec sa casquette de prolo vissée sur le chef, Brian Johnson fut rapidement adoubé par les fans, qui n’ont cessé de vanter son humilité et son sens du collectif.

Audition passée avec succès

Aucune de ces deux qualités ne peut être prêtée à Axl Rose, modèle de rockstar égotiste, caractérielle et ingérable, ce qui explique sans doute, à l’annonce de sa nomination, la fronde d’afficionados, plus proches de la culture du malt et du houblon que de celle de la cocaïne. « Si on changeait, notre public nous crucifierait! », avait confié Malcolm Young en 2000. Axl Rose est pourtant ressorti vivant du premier concert de la tournée européenne, le 7 mai. C’est que lui, apparemment, a changé, contrairement à la musique d’AC/DC et au décor, immuable avec ses murs d’ampli et ses cornes du diable. S’il n’a pas troqué son chapeau contre une casquette la coiffe par excellence chez AC/DC et s’il a conservé dessous son bandana, il semble en tout cas, à 54 ans, avoir quelque peu guéri de sa mégalomanie.

Axl Rose s’est en effet professionnellement plié à deux intenses semaines de répétition. Et il ne peut, en tout état de cause, voler la vedette à Angus Young : une fracture le cloue dans un fauteuil en métal, gracieusement prêté par l’ami Dave Grohl. Lesté par ce qui ressemble à une chaussure de ski, avec un éclair sous la semelle, il a néanmoins passé avec succès son audition auprès du public, après avoir annonçé à l’hebdomadaire musical britannique NME qu’il espérait « arriver au bout du premier concert avant d’être viré ».

Avec lui, les fans ont eu l’heureuse surprise d’entendre deux titres de l’album Powerage (1978), qui avaient disparu du répertoire : Riff Raff et Rock’n’Roll Damnation. Dénoncée d’abord comme un fléau, son arrivée pourrait bien être la meilleure chose qui pouvait arriver à AC/DC, remis en danger et contraint à quitter son Rock’n’Roll train-train. Ce n’est pas demain que l’on verra Angus Young raccrocher sa Gibson SG. Le rock est certes devenu un jeu de chaises musicales, mais AC/DC sans lui est tout de même inenvisageable.

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