Moines de Tibéhirine , vingt ans de mystère
La région des contes cauchemardesques. Selon des récits invérifiables, un nain sévit ici. Doté d’une guillotine portative, il décapite à tour de bras. Entouré de « soldats » sans pitié, il représente, dans ces montagnes et ces forêts profondes, une loi aussi implacable que non officielle. Un peu plus bas, dans les plaines, une autre légende domine. Juché sur son cheval blanc, un barbu, sorti tout droit des pages de Mille et une nuits version gore, supervise des exactions contre des villages investis par des barbus sanguinaires. Le climat de la Mitidja en 1996′
Année où la guerre civile algérienne atteint des pics d’horreur. Moment où les massacres dans les villages et hameaux (Bentalha, Ouled Allal, Raïs) laissent des centaines de victimes. Tout cela presque sans témoin. Les journalistes algériens sont assassinés. Leurs confrères étrangers privés de visa. Internet et les blogs n’en sont qu’à leurs balbutiements. YouTube et DailyMotion n’existent pas. La rumeur et la chimère tiennent lieu d’agences d’information.
Sept hommes comme hors du temps
Dans cette guerre à huis clos, dans un pays fui par les Français eux-mêmes pris pour cible, sept hommes paraissent comme hors du temps. Perché sur l’Atlas blidéen depuis 1938, un monastère trappiste continue d’exister. Il abrite sept moines. Chacun exerce sa fonction. Le lieu dispose notamment de vergers. De son vrai nom Paul Gabriel Dochier, frère Luc est médecin. À plus de 80 ans, il soigne encore, gratuitement, les habitants des villages environnants.
Dom Christian de Chergé, 59 ans, est le chef de cette communauté. Depuis 1992, le paysage paradisiaque qui les entoure est devenu l’un des champs de bataille d’une lutte atroce entre l’armée algérienne et l’Armée islamique du salut, puis du Groupe islamique armé. Le GIA, lointain ancêtre d’Al-Qaïda au Maghreb islamique.
Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996…
Les moines sont enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996. Le 21 mai, un communiqué du GIA annonce leur exécution. À Alger, la version est simple. Les religieux ont été kidnappés puis assassinés par le GIA dans le cadre de sa campagne antifrançaise. Jusqu’à un autre coup de tonnerre’ « Nous avons enlevé les moines ! », proclamera ensuite Abdelkader Tigha, un ancien des services secrets algériens.
Cet ex-militaire du Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida assurera même que les trappistes ont, un temps, été détenus dans sa caserne. « Nous les avons eus au CTRI », accuse Tigha. Lui évoque une tentative de manipulation de l’opinion publique française par ses supérieurs ayant mal tourné. Un autre dissident des services, Karim Moulai, ira plus loin. Il accusera ses ex-frères d’armes d’avoir torturé et assassiné les moines dans ce même CTRI.
Une enquête semée d’embûches
Le décès des moines date de 1996. La justice française s’y intéressera formellement en’ 2003. Épaulée par le père Armand Veilleux, procureur général de l’ordre cistercien trappiste en 1996 et longtemps installé en Belgique, la famille du père Christophe Lebreton, dépose plainte en décembre 2003. But principal : éviter la prescription qui est de dix ans pour un crime.
En février 2004, l’instruction (aujourd’hui entre les mains de la juge Nathalie Poux) est confiée au juge Jean-Louis Bruguière, célèbre juge antiterroriste de l’époque. Paradoxalement, la nouvelle navre bon nombre de proches de victimes. Bruguière est réputé proche de la DST, elle-même en lien avec le Département de recherche et de sécurité, l’ex-Sécurité militaire algérienne. Les familles craignent que ce dossier soit sacrifié sur l’autel de la coopération DRS-DST.
En 2007, Marc Trevidic, aujourd’hui vice-président du tribunal de grande instance de Lille, reprend le dossier. «
Là, on le voit évoluer
», se réjouit Patrick Baudouin, l’avocat d’Armand Veilleux (lire par ailleurs). Trevidic s’acharne notamment sur les contradictions du dossier. Les dates de décès données par le GIA et les témoins, notamment Karim Moulai, ne concordent pas. En mai 1996, Armand Veilleux doit se battre, à Alger, pour obtenir l’ouverture des sept cercueils posés devant lui. Il découvre alors du sable et’ sept têtes. Celles-ci seront enterrées à Tibéhirine. Là encore, Marc Trevidic devra faire preuve de persévérance pour obtenir leur autopsie. Elle aura lieu à Alger, en octobre 2014. Pratiqué par des médecins algériens, l’examen est suivi par des experts français. Ceux-ci ne pourront pas emmener d’échantillons, mais reviennent avec des photos et de possibles analyses ADN.
Ces quelques éléments permettent de mettre en doute certains aspects de l’enquête. Les moines sont très probablement morts avant le 21 mai et leur décapitation apparaît post-mortem. Enfin, les longues tergiversations algériennes autour du voyage de Marc Trevidic semblent calquées sur les très illisibles luttes de pouvoir à Alger entre le clan Bouteflika et la haute hiérarchie militaire, très puissante dans le jeu politique, notamment dans les années 1990. Habile man’uvrier Bouteflika lâchera même un jour, à propos des moines : «
Toute vérité n’est pas bonne à dire !
» Un message à ses adversaires de l’intérieur L. B.
Décennie noire
Le drame de Tibéhirine survient durant la guerre civile algérienne. Le conflit débute après la victoire annoncée des islamistes du Front islamique du salut aux élections législatives du 26 décembre 1991. L’armée empêche le deuxième tour, pousse le président de la République à démissionner et annule le scrutin. Le pays s’enfonce dans une guerre civile qui verra la naissance du GIA. Aucun camp ne fait de cadeau à l’autre. La population est l’otage d’une sale guerre.
Selon les versions, le conflit fait de 100 000 à 200 000 morts. Il prend fin (en réalité, s’estompe) après l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika qui lance une politique de concorde civile. Les opposants à cet accord dénoncent une impunité offerte à des terroristes et à une plus grande maîtrise de la société offerte aux islamistes. L. B.
« François Hollande commence à devenir frileux… »
Patrick Baudouin, ancien président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, avocat des victimes de Tibéhirine, répond à nos questions.
Quels sont les éléments les plus marquants de cette affaire « Les moines ont été enlevés en mars 1996. Il n’y a eu, en France, ni enquête préliminaire, ni ouverture d’information judiciaire. Nous parlons pourtant de Français et de terrorisme. Dans n’importe quel autre dossier, la justice française aurait été déclenchée dans les jours, voire les heures ayant suivi l’attentat. Là, il a fallu attendre une plainte de famille datant de 2003. »
Vous parlez régulièrement d’obstruction algérienne. Pourquoi « Nous sommes dans le scandale absolu. Les autorités algériennes ne voulaient pas de la présence des moines. On les pressait de quitter les territoires. Selon les versions, le GIA ou le DRS est responsable. Je ne peux pas privilégier telle ou telle thèse. Mais les Algériens ont une responsabilité par leur obstruction. Par exemple, nous n’avons toujours pas les échantillons prélevés au moment des autopsies réalisée il y a plus d’un an et demi. Il serait tellement simple de conclure ce dossier. »
Et côté français « Nous avons bénéficié d’un soutien déterminant de la part de François Hollande. Or, depuis 2015, il y a beaucoup plus de frilosité dans l’investissement français, y compris après la visite du président de la République. On sent un soutien nettement mollissant au nom de la lutte antiterroriste. C’est un piètre calcul. L’Algérie a plus besoin de nous que l’inverse. Les autorités françaises doivent exiger les prélèvements ! » RECUEILLI PAR L. B.