L’Irak s’enfonce dans la crise politique

L'Irak s'enfonce dans la crise politique

Le Monde
| 30.04.2016 à 14h50
Mis à jour le
02.05.2016 à 07h31
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Par Hélène Sallon

Le calme est revenu, dimanche 1er mai au soir, dans les avenues de la « zone verte » de Bagdad, le quartier fortifié abritant les principaux lieux de pouvoir et les ambassades étrangères. A l’appel d’un représentant du chef politique chiite Moqtada Al-Sadr, les milliers de manifestants qui occupaient depuis samedi la zone ultrasécurisée pour protester contre l’absence de vote sur un nouveau gouvernement se sont retirés. La décision a été justifiée par des considérations sécuritaires alors que des milliers de pélerins sont attendus mardi dans la capitale irakienne pour se recueillir sur la tombe du septième des douze imams du chiisme, Moussa Al-Kadhim. Rendez-vous est pris pour une nouvelle manifestation vendredi afin de faire pression sur le premier ministre Haïder Al-Abadi et la classe politique pour procéder au remaniement ministériel.

A l’issue d’une réunion d’urgence convoquée dimanche après-midi, le président Fouad Massoum, le chef du gouvernement et le président du Parlement Salim Al-Joubouri ont promis de s’atteler dans les prochains jours, avec l’ensemble des blocs politiques, « à une refonte radicale du processus politique » en Irak. Ils ont en outre condamné les « atteintes graves au prestige de l’Etat et contraires à la Constitution » perpétrées la veille par des manifestants. Des centaines d’entre eux ont occupé pendant plusieurs heures samedi le Parlement. Des protestataires ont attaqué au moins un député et endommagé plusieurs voitures, tandis que d’autres leur criaient d’agir « pacifiquement » et tentaient de limiter les destructions. Dimanche, le courant sadriste a lui aussi condamné cet assaut.

Etat d’urgence maximal à Bagdad

La manifestation qui se déroulait de façon pacifique depuis samedi matin à l’extérieur de la zone verte a dégénéré après un nouvel échec des parlementaires à approuver le gouvernement de technocrates proposé par le premier ministre Abadi. Les forces de sécurité présentes n’ont pas tenté d’empêcher les protestataires de pénétrer dans le bâtiment. Le commandement des opérations de Bagdad a déclaré l’état d’urgence maximal et fermé toutes les entrées de la capitale irakienne. A la tombée de la nuit, une dizaine de personnes ont été blessées lorsque les forces de sécurité ont fait usage de gaz lacrymogènes et procédé à des tirs de sommation pour empêcher des manifestants d’emprunter un pont situé non loin de l’ambassade des Etats-Unis.

Encadrés par une force conjointe d’agents de sécurité et de miliciens sadristes, les manifestants ont passé la nuit au sein de la zone verte dans des tentes érigées sur la place des célébrations, où ont lieu des défilés, sous des arcs de triomphe, constitués par des sabres croisés, tenus par des mains à l’image de celles de Saddam Hussein, le dirigeant irakien renversé lors de l’invasion anglo-américaine de 2003. Une unité des forces spéciales de l’armée, appuyée par des véhicules blindés, a été dépêchée pour protéger les sites sensibles. Dimanche, les manifestants étaient encore des milliers à déambuler dans ce périmètre d’ordinaire fermé au public et à y prendre des photos, les forces de sécurité restant à l’écart.

L’Irak traverse une grave crise politique depuis que M. Abadi a annoncé, le 9 février, sa volonté de remplacer les ministres affiliés aux partis par des technocrates plus à même, selon lui, de mettre en uvre les réformes anticorruption adoptées en 2015 dans la foulée de grandes manifestations populaires contre l’incurie et le clientélisme de la classe politique. Il est confronté à des résistances au sein de la classe politique, jusque dans son camp chiite, contre la fin des quotas politiques la répartition sur une base ethnique et confessionnelle des principaux postes clés du gouvernement , dont elle tire influence et avantages.

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Marginaliser Nouri Al-Maliki

Très populaire dans les quartiers défavorisés de la capitale et les villes du sud chiite, l’imam chiite Moqtada Al-Sadr a pris la tête du mouvement pro-réformes et multiplié les pressions pour la mise en place d’un gouvernement de technocrates. Lui et les animateurs du mouvement civil, né à l’été 2015, se sont retrouvés dans un même attachement au nationalisme irakien et dans un rejet de l’ingérence iranienne. Ils sont surtout liés contre un même ennemi : l’ancien premier ministre (2008-2014) et actuel chef du parti Dawa (Etat de droit), Nouri Al-Maliki. Pour les militants civils, M. Maliki incarne la dérive dictatoriale du pouvoir et la corruption. Pour Moqtada Al-Sadr, M. Maliki est un rival de longue date, qu’il espère enfin écarter du pouvoir. Ce dernier est accusé de man’uvrer en coulisses pour tenter de saper l’autorité du premier ministre Abadi, pourtant issu du même parti, et revenir à la tête de l’Etat.

Le 31 mars, le premier ministre Abadi a présenté une liste de 14 technocrates pour un nouveau gouvernement, sous la pression de centaines de partisans sadristes qui campaient depuis quatorze jours devant la zone verte. Le Parlement a depuis été dans l’incapacité de procéder au vote requis pour investir les candidats aux différents portefeuilles ministériels, faute de réunir le quorum. Après avoir voté mi-avril la destitution du président du Parlement, lors d’un scrutin à la légalité contestée, plus d’une centaine de députés ont entamé un sit-in au sein du Parlement pour obtenir la destitution des trois présidences : le chef du gouvernement, le chef du Parlement et le président, Fouad Massoum.

Moqtada Al-Sadr a appelé, le 20 avril, les 34 députés de son parti Al-Ahrar à se désolidariser de ce sit-in, de crainte que le mouvement profite à son rival Nouri Al-Maliki et qu’il donne lieu à un maintien du statu quo. M. Abadi a proposé une liste de compromis mélangeant technocrates et politiques , dans l’espoir de dépasser le blocage au Parlement. Le 26 avril, lors d’une nouvelle session chaotique, ce dernier a approuvé une partie des candidats présentés par M. Abadi, notamment aux postes de ministres de l’électricité, de la santé, de l’éducation supérieure, du travail et des ressources hydrauliques. Ils ont rejeté les autres candidats sur la liste du premier ministre, qui devait présenter samedi d’autres candidats.

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Inquiétude des Etats-Unis et des Nations unies

Samedi, le Parlement a, une nouvelle fois, été dans l’incapacité de se réunir. Salim Al-Joubouri a annoncé dans la foulée la suspension de la session parlementaire jusqu’au 10 mai. S’adressant à ses partisans depuis la ville sainte chiite de Nadjaf, Moqtada Al-Sadr a condamné l’impasse politique et affirmé que ses partisans et lui-même ne participeraient à « aucun processus politique dans lequel il y a une quelconque sorte (‘) de quotas sur les partis », sans toutefois ordonner à ses partisans d’entrer dans la zone verte.

Quelques minutes après, les manifestants ont pourtant franchi un pont sur le Tigre aux cris de « les lâches fuient », par allusion aux députés quittant le Parlement. Ils ont ensuite pénétré dans la zone fortifiée en agitant des drapeaux irakiens et en affirmant le caractère pacifique de leur mouvement. « C’est nous qui dirigeons ce pays à présent ! Le temps de la corruption est révolu », a lancé un manifestant, alors que la foule remplissait l’hémicycle. « Vous ne restez pas ici ! Ceci est votre dernier jour dans la zone verte », a crié un autre à des parlementaires.

Cette crise politique suscite l’inquiétude des Etats-Unis et des Nations unies, ainsi que des alliés du premier ministre, Haider Al-Abadi. La chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a condamné samedi l’assaut du Parlement, mettant en garde contre une nouvelle déstabilisation du pays. Ces événements « risquent d’aggraver davantage une situation déjà tendue », a-t-elle déclaré dans un communiqué. Plusieurs attentats revendiqués par l’organisation Etat islamique (EI) ont fait des dizaines de morts, samedi et dimanche, à Bagdad et dans ses environs.

Chefs d’Etat, responsables politiques et militaires se pressent depuis le début du mois d’avril, au téléphone ou dans son bureau à Bagdad, pour témoigner leur soutien à celui qui s’est érigé en partenaire privilégié dans la lutte contre l’EI. Sa destitution pourrait créer une longue vacance au pouvoir et ralentir la lutte contre l’EI, qui contrôle des territoires à l’ouest et au nord de Bagdad. Les blocages politiques risquent d’aggraver la crise économique que traverse l’Irak depuis la chute des prix du brut en 2014.

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