Ils ont lâché leurs études pour devenir youtubeur
Le Monde
| 26.05.2016 à 10h17
Mis à jour le
26.05.2016 à 17h24
|
Par Agathe Charnet
« L’univers des grandes écoles étant très particulier, j’ai décidé de faire une vidéo pour tout vous expliquer. » Kevin Tran, 24 ans, est étudiant ingénieur à Telecom SudParis, mais son quotidien est loin d’être uniquement consacré aux études et révisions. Depuis 2012, aux côtés de son jeune frère Henry, élève en classe préparatoire de commerce, il anime sur YouTube la chaîne humoristique Le Rire jaune, suivie par 2,9 millions d’abonnés et qui totalise 322 millions de vues. Dans de courtes vidéos, le tandem fait vibrer la Toile de ses sketchs consacrés au bac ou aux « pires techniques de drague ».
« Je passe mes journées à écrire, monter et filmer mes vidéos, explique le jeune homme qui est une semaine par mois à l’école et achève sa formation en alternance au sein de sa propre société. Je développe également des projets parallèles à YouTube, donc on peut dire que ça me prend tout mon temps. »
Comme Kevin, ils sont de plus en plus de jeunes à se lancer sur la plateforme rouge et blanc, où plus de 400 heures de vidéo sont mises en ligne chaque minute. Ils y jouent la comédie, parlent maquillage, jeux vidéo ou mythologie grecque. L’activité de ces vidéastes passionnés dont les plus jeunes ont parfois moins de 10 ans et les plus âgés, à peine la trentaine est même répertoriée depuis le 26 mai dans le Petit Larrousse. Le terme « youtubeur » désigne une « personne qui publie ses propres vidéos sur le site YouTube ».
« On nous prend parfois de haut »
Une définition bien plus large qu’elle n’y paraît. « Je suis à la fois un peu auteur, réalisateur, acteur, community manager, designer, graphiste, entrepreneur’ énumère Kevin qui n’envisage pas une minute de rechercher un CDI après l’obtention de son diplôme. J’ai les avantages d’un entrepreneur : pas de patron et pas d’employé non plus. Je n’ai que des collaborateurs avec qui l’on crée de nouveaux projets, ce qui est très riche humainement. Par contre, comme c’est un nouveau domaine, les gens nous prennent parfois de haut. On reste à leurs yeux des clowns qui font des vidéos dans leur chambre’. »
Et loin d’être des « clowns », les youtubeurs les plus suivis totalisent des millions d’abonnés et une audience digne de chaînes de télévision. Norman et Cyprien, youtubeurs humoristiques et icônes françaises de la plateforme, cumulent à eux deux plus de 16 500 000 abonnés tandis que Marie Lopez alias EnjoyPhoenix rassemble près de 4 millions de fans sur ses chaînes de beauté, de cuisine et de « vlog » (contraction de blog et de vidéo, présentant le quotidien d’un youtubeur). Et entre la rémunération mensuelle de YouTube, les partenariats avec les marques et les produits dérivés (voir notre encadré ci-dessous), certains youtubeurs alignent des salaires mensuels à cinq chiffres. Des revenus qui n’ont rien à envier à ceux de chefs d’entreprise moins connectés.
Lire aussi :
Les ados accros à la beauté YouTube
« J’étais plus avancé que mes profs »
Mais être youtubeur, c’est avant tout être un autodidacte, un entrepreneur qui invente au jour le jour un métier en perpétuel façonnement. Et les formations classiques sont souvent dépassées par l’activité frénétique de ces jeunes à la pointe des réseaux sociaux. « J’ai passé mon bac en 2014, avec plus de 200 heures d’absence à cause de YouTube, raconte Léa, 19 ans à la tête de la chaîne de beauté Jenesuispasjolie et auto-éditrice d’un livre de conseils à l’usage des adolescentes. J’ai commencé ensuite une école de communication mais tout était théorique, il n’y avait aucune créativité, ce n’était pas possible. » « J’étais plus avancé que certains de mes profs, en termes de marketing et de développement », renchérit Anil, 25 ans, alias WartekGaming qui a mis en suspens ses études de « gamedesign » pour se consacrer à ses vidéos sur le jeu Call of Duty. « Je tournais trois à quatre vidéos par semaine, en dormant peu la nuit. J’ai alors fait le pari de me lancer pleinement dans l’aventure. »
Pour accompagner les youtubeurs, pas de formations dédiées en France, en dehors de celles dispensées par la plateforme. Au sein du Youtube Space, lancé à Paris fin 2015, les millinials triés sur le volet apprennent à manier des caméras haut de gamme ou à gérer leurs communautés. Les plus influents font également appel à des Multi Channel Networks (MCN), des réseaux chargés de les aider à agrandir leurs chaînes. « Nous les encourageons à passer leur bac et à poursuivre leurs études, afin d’aller le plus loin possible, explique Joshua Roa, à la tête de Finder Studios, qui manage une soixantaine de chaînes françaises. Les parents sont souvent dépassés, nous sommes alors autant des conseillers que des psys ou des nounous ! »
« Tout peut aller très vite »
« II est primordial d’être très entouré », constate Léa, qui gère « 2,5 millions d’abonnés tous réseaux sociaux confondus. C’est hyper exaltant d’être la star d’un jour. Mais tu peux monter très haut et te cramer les ailes. Et la chute est fatale. » « J’ai appris à mettre un filtre entre les méchants commentaires et moi, explique la youtubeuse beauté Emma CakeCup, qui se destinait initialement à devenir infirmière vétérinaire. Il y a parfois des déferlantes de haine sous certaines vidéos, il faut avoir les épaules solides pour y faire face. »
Une notoriété à double tranchant qui implique de convaincre et fidéliser en permanence sa communauté d’internautes. « Tout peut aller très vite, dans un sens comme dans l’autre, analyse Emma qui fêtera ses 20 ans en juillet. Nous n’avons aucune sécurité, aucun contrat. Une nouvelle génération de youtubeurs est déjà en train d’arriver, dont certains ont 13 ou 14 ans, nous devons donc sans cesse évoluer et nous renouveler. »
Un constat que partage également Anil : « J’ai commencé sur YouTube en 2011 et j’ai fini par faire le tour du gaming’ [catégorie de vidéos qui consiste à jouer à des jeux vidéo en ligne]. Aujourd’hui je filme chaque jour mon quotidien dans des vlogs et je rencontre un nouveau public. Il faut vraiment tenir compte des commentaires des abonnés, de leurs attentes, sinon une carrière sur YouTube peut s’essouffler. »
Mais cette relative précarité est loin d’effrayer Kevin (Le Rire jaune), qui a lancé en septembre 2015 une deuxième chaîne aux vidéos hebdomadaires : « J’ai fait trop d’études pour ne pas obtenir mon diplôme, mais à la sortie de l’école je choisirai YouTube sans hésiter. J’ai acquis une expérience qui me permettra toujours de trouver un poste plus tard si je décide d’arrêter. Donc je vais vivre mon rêve, à fond. »
Trois choses à savoir sur les youtubeurs
Si le vidéaste fait le choix de monétiser sa vidéo, YouTube lui versera une rémunération, générée par la publicité, qui varie en fonction du nombre de vues et de la popularité du youtubeur. Tenue secrète par la filiale de Google, cette rémunération a été estimée par le youtubeur Poisson Fécond à une moyenne de 60 centimes d’euro pour 1 000 vues (donc 600 euros pour 1 million de vues). Des collaborations entre youtubeurs permettent également d’agglomérer les communautés d’abonnés. Toujours selon Poisson Fécond, ils seraient environ 350 francophones à gagner au moins un smic mensuel grâce à YouTube. Et ce chiffre pourrait bien évoluer : d’après YouTube, les dépenses publicitaires des cent plus grandes marques ont augmenté en moyenne de 60 % en un an.Les youtubeurs sont également rémunérés grâce aux partenariats avec les marques (placement de produit, publicité, égérie). Selon une étude menée par Google et MTM, 22 % des utilisateurs se rendent sur YouTube pour trouver de nouveaux produits à acheter. Les youtubeurs sont donc de véritables influenceurs, capable d’édicter des tendances et de placer en rupture de stock des produis sur leurs seuls conseils. La répression des fraudes s’intéresse depuis fin 2015 à la publicité déguisée chez les youtubeurs, qu’elle soupçonne de ne pas toujours déclarer leurs partenariats.Comme les chaînes de télévision, YouTube connaît ses heures de pointe et ses périodes creuses. Le youtubeur humoriste Pierre Croce explique ainsi avoir fait le choix de publier ses vidéos le matin à 6 h 30 pour contrer « le pic de 17 à 18 heures », heure des sorties des collèges et lycées. Le réseau social reprend de l’essor entre 21 et 23 heures. Autre preuve de la jeunesse de l’audimat, YouTube se vide durant les grandes vacances.