De  Magic  à  Hearthstone  les jeux de cartes face au casse-tête du long terme

De  Magic  à  Hearthstone  les jeux de cartes face au casse-tête du long terme

Le Monde
| 26.04.2016 à 16h13
Mis à jour le
26.04.2016 à 16h51
|

Par Damien Leloup

Hearthstone, le très populaire jeu de cartes en ligne de Blizzard 40 millions d’inscrits , sort, mardi 26 avril, l’une des plus importantes extensions de sa courte histoire. Contrairement aux précédentes extensions, Le Murmure des dieux très anciens n’introduit pas seulement de nouvelles cartes à jouer, mais marque la séparation du jeu en deux modes différents : le « libre », dans lequel on peut utiliser toutes les cartes publiées depuis la création du jeu, et le « standard », dans lequel seules les cartes publiées ces deux dernières années sont utilisables et qui sera désormais le format privilégié des tournois.

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Diviser le jeu en deux modes

Le format « standard », dans lequel seules les cartes récentes sont autorisées, s’est imposé au fil des ans dans quasiment tous les jeux de carte à collectionner à succès. En cause, des raisons liées à la fois à la nature même de ce type de jeux, pour lesquels trois à quatre extensions sont publiées en moyenne chaque année, mais aussi des logiques économiques.

« La création du format standard doit résoudre certains des problèmes que nous rencontrons : il est de plus en plus difficile pour de nouveaux joueurs de commencer Hearthstone, et il est de plus en plus difficile de créer de nouvelles cartes car elles sont en compétition directe avec les anciennes. Et il est aussi de plus en plus difficile pour une nouvelle extension d’avoir un effet sur le metagame [l’ensemble des jeux considérés comme efficaces à un moment donné] », expliquait Ben Brode, le responsable de la conception de Hearthstone, lors de l’annonce du nouveau format.

Confrontés à ce problème, certains éditeurs choisissent alors de créer des cartes de plus en plus puissantes pour rendre obsolète les anciennes dans le jargon, on appelle cela un « power creep », et cela répond aussi souvent à une logique économique, puisque les joueurs sont très fortement incités à acheter la nouvelle extension. Très frustrant pour les joueurs les moins fortunés, le « power creep » peut signer l’arrêt de mort d’un jeu, et froisser les joueurs des débuts, dont la collection perd progressivement en valeur.

L’héritage de « Magic », « Legend of the five rings », « Pokémon »’

Les jeux de cartes à collectionner les plus anciens ont donc cherché d’autres solutions pour pouvoir continuer à proposer de nouvelles extensions sans s’aliéner leurs joueurs. Magic : the Gathering ou Legend of the five rings ont ainsi introduit de nouveaux formats pour leurs tournois, toujours sur le même principe : n’autoriser que les cartes les plus récentes.

Mécaniquement, ces formats utilisés dans les tournois sont devenus les plus couramment utilisés par les joueurs « compétitifs », tout en laissant les joueurs plus anciens profiter de leurs vieilles cartes entre amis ou dans des tournois dédiés’ Et de préserver la valeur des cartes « anciennes », ce qui à son tour encourage les joueurs à dépenser sans compter, puisque les cartes prennent de la valeur avec le temps. Ces changements réguliers ont permis à ces deux jeux de continuer à se vendre, plus de vingt ans et des dizaines d’extensions après leur lancement au milieu des années 1990.

Très populaire, Hearthstone permet au joueur d’incarner un « héros » parmi neuf disponibles, doté d’un pouvoir spécial, et d’affronter d’autres joueurs avec un paquet de cartes qu’il a composé en mêlant sorts et créatures. Si le jeu est gratuit, les joueurs sont (fortement) invités à payer pour acquérir de nouveaux paquets de cartes, notamment lors de la sortie d’extensions, qui rajoutent des cartes dotées de capacités nouvelles’

De la « poussière » de carte comme monnaie

Pour Hearthstone, l’équation est quelque peu différente : c’est l’un des rares jeux où il n’est pas possible d’échanger ses cartes avec d’autres joueurs. L’économie interne du jeu est beaucoup plus dirigiste : quels que soient leur succès, leur puissance ou leur inutilité, toutes les cartes de la même rareté ont la même valeur en « poussière », une sorte de monnaie interne qui permet d’acheter des cartes et que l’on obtient en en détruisant d’autres.

Avantage direct pour l’éditeur : il n’existe pas de marché secondaire, à la différence de Magic, Pokémon ou Legend of the five rings. La manière la plus simple d’obtenir une carte désirée est alors d’acheter un grand nombre de paquets de cartes, pour avoir la (maigre) chance de l’y découvrir, ou pour la fabriquer soi-même en sacrifiant beaucoup d’autres cartes.

Là encore, il faut donc, pour l’éditeur, trouver le juste équilibre : proposer de nouvelles cartes puissantes et amusantes que les joueurs voudront à tout prix obtenir, sans pour autant déséquilibrer le jeu’ Blizzard ne dévoile pas le chiffre d’affaires de Hearthstone, estimé il y a deux ans à environ 20 millions de dollars par mois par une étude externe, mais toutes les études montrent que dans les jeux à achats intégrés, c’est une infime minorité de joueurs qui réalise l’essentiel du chiffre d’affaires. L’étude Swrve 2015 estime qu’en moyenne, 0,2 % des joueurs représentent 64 % des achats en valeur.

Des cartes conçues « pour YouTube »

Traditionnellement, cet équilibre reposait, pour les jeux de cartes papier, sur de longues périodes de test interne, chez l’éditeur. Ces tests existent toujours, ainsi que la lecture des réactions des joueurs sur les sites spécialisés, mais pour les jeux en ligne, comme Hearthstone, elles se doublent d’une analyse statistique poussée des parties a posteriori, expliquait en 2014 au Monde Jason Chayes, directeur de production du jeu :

« Lorsqu’on travaille sur l’équilibre d’un jeu, beaucoup de choses sont à avoir à l’esprit : d’abord, est-ce qu’une nouvelle combinaison de cartes domine le jeu ‘ Est-ce qu’il y a une ou des cartes contre lesquelles c’est ennuyeux de jouer ‘ Peut-être que ces cartes ne dominent pas outrageusement le jeu, mais si j’ai l’impression qu’elles bloquent mes possibilités de jeu ou qu’elles détruisent tout ce qu’il y a d’intéressant dans une partie, c’est une raison suffisante pour réduire leur efficacité. En un mot, nous sommes tout autant attentif aux réactions émotionnelles des joueurs qu’à la puissance brute des cartes. »

Ces « réactions émotionnelles », ce sont notamment ces moments inattendus ou spectaculaires, lors d’une partie, qui font tout le sel de jeux qui comportent une part de chance : plusieurs cartes font ainsi apparaître des créatures choisies au hasard, et qui peuvent donc être aussi bien des monstres surpuissants que des créatures inutiles’ YouTube regorge de vidéos compilant des moments surprenants lors de parties. Certaines cartes développées par Blizzard sont spécifiquement conçues pour avoir des effets puissants et aléatoires, et donner lieu à des situations de jeu inédites’ Pour le plus grand bonheur des spectateurs des chaînes Twitch et YouTube dédiées au jeu.

Attirer les « pros » comme les amateurs

Cette démarche qui consiste à ménager en permanence les attentes des joueurs « compétitifs » comme celles des joueurs souhaitant simplement s’amuser se traduit aussi dans les politiques de « nerf » de l’entreprise. Le « nerf », le fait de modifier une carte pour la rendre moins puissante, peut avoir lieu dans deux cas, selon les concepteurs du jeu : lorsqu’une carte ou une stratégie domine trop les tournois, mais aussi lorsqu’elle est jugée trop agaçante et décourageante par les joueurs. Ces deux dernières années, l’entreprise a ainsi drastiquement diminué l’efficacité de plusieurs cartes qui, combinées à d’autres, permettaient de gagner la partie en un seul tour.

Reste que, pour les joueurs débutants, collectionner les cartes de Hearthstone reste un loisir qui peut s’avérer coûteux. Le jeu a, comme tous ses concurrents passés et présents, été régulièrement accusé d’être un jeu « pay to win » un type de jeu dans lequel pour gagner, il faut payer pour obtenir les cartes les plus puissantes. C’est techniquement faux toutes les cartes peuvent effectivement être obtenues gratuitement, en accumulant patiemment la monnaie interne du jeu en accomplissant des quêtes. Plusieurs personnes avaient calculé, lors de la sortie du jeu, que collecter par ce biais l’ensemble des cartes, hors extension, nécessitait toutefois d’y jouer quotidiennement pendant’ un peu plus de deux ans.

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