#CeuxQuiFont , Une prof aide ses élèves de Clichy-sous-Bois à mettre des mots sur leurs maux

#CeuxQuiFont , Une prof aide ses élèves de Clichy-sous-Bois à mettre des mots sur leurs maux

Au moment de quitter Clichy-sous-Bois, après y avoir enseigné le français pendant vingt-cinq ans, Sylvie Cadinot-Romerio peut s’enorgueillir d’avoir accompagné très loin ses élèves sur le chemin de l’écriture littéraire.

Elle a posé ses valises à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, il y a vingt-cinq ans. C’était en 1991, et Sylvie Cadinot-Romerio, tout juste agrégée de lettres modernes, débarquait de sa Normandie natale pour enseigner le français au lycée Alfred-Nobel. Son premier poste. De cette ville, elle ne connaissait que la mauvaise réputation : béton, tours défraîchies, trafics, violence’ Vingt-cinq ans ont passé, et c’est les larmes plein les yeux qu’elle quitte, en cette rentrée, ce lieu où elle s’est tant investie.

Sylvie Romerio n’est pas du genre à se mettre en avant. Et pourtant, son long passage au lycée Nobel laisse une trace indélébile : deux livres signés par ses élèves avec l’écrivain Tanguy Viel. Ce jour-là, un roman publié en 2012 chez Joca Seria,et Autour il y a les arbres et le ciel magnifique’, un essai poétique paru cette année chez le même éditeur. Deux ouvrages pour que, dit-elle, « les élèves puissent se faire entendre, et montrer que, de Clichy, on n’entend pas que du bruit. Mais aussi des voix touchantes, dans lesquelles tout lecteur peut se reconnaître, et qui peuvent l’émouvoir ».

« Révéler leur intériorité »

Loin des clichés, les élèves racontent leur banlieue en même temps qu’ils se racontent. Dans Ce jour-là, ils se glissent dans la peau de personnages dont les histoires se croisent au cours d’une journée d’hiver à Clichy. « Sous couvert de fiction, précise Mme Romerio, ils mettent des mots qui révèlent leur intériorité où se mêlent rêveries, regrets, espoirs’ »

Dans le second livre, c’est leur rapport sensible à leur ville qui est évoqué. Sakina, Hakim, Fatima’ dépeignent la « tempête de mouvements » qu’on voit d’une tour de quinze étages comme un « aquarium » de poissons , les saveurs du marché, la couleur du ciel, le « champ de bâtiments éclairé à l’horizon ». La nostalgie de la cité détruite de l’enfance ; le « manque de chez soi » dès qu’on est loin de la ville.

Très vite, l’écriture est apparue aux yeux de Sylvie Cadinot-Romerio comme un impératif. Une « urgence d’agir » à la fois pédagogique, éthique et politique, qui l’a retenue dans ce lieu pendant vingt-cinq ans. Lorsqu’elle y débute sa carrière, elle découvre un milieu qui lui est étranger. Dans son entourage, on la met en garde : le travail y serait violent.

« Créer un lien avec la culture vivante »

« En fait, le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’il est très difficile d’enseigner parce que les élèves sont dans une grande distance par rapport aux savoirs scolaires, raconte-t-elle. A la maison, ils baignent dans plusieurs langues et cultures, ils ne sont pas imprégnés de culture scolaire comme peuvent l’être les enfants de milieu favorisé. » A cette distance s’ajoute le vécu de la relégation. Celui d’être « loin du centre », à l’image de l’enclavement de Clichy-sous-Bois. Pas un train, pas une autoroute n’y passent. Si près de la capitale, et si loin à la fois.

Pour casser cette distance, elle fait rencontrer à ses élèves des écrivains, des metteurs en scène. « Il fallait créer un lien avec la culture vivante, avec la littérature en train de se faire, pour que la littérature classique prenne tout son sens. » Dès la fin des années 1990, elle monte des ateliers d’écriture avec l’écrivain François Bon. Chaque semaine, ils se retrouvent dans un théâtre pour découvrir des textes, écrire, se lire.

En 2005, après les émeutes de banlieue, l’« urgence » prend une autre dimension. Au lycée, la mort des deux adolescents de Clichy, Zyed et Bouna, dans un transformateur EDF alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police, crée un immense traumatisme. « Morts pour rien » : la phrase était taguée partout, reprise sans cesse par les élèves. La médiatisation de Clichy l’érige en lieu symbolique. « C’est devenu la banlieue censée représenter toutes les autres et incarner leur dangerosité, témoigne Mme Romerio. Les élèves en souffraient beaucoup. »

« Déjouer l’arrogance du discours »

Depuis, la stigmatisation s’est renforcée. Et dans la tête des élèves, ça fait des dégâts. « Ils sont comme empêtrés dans les images réductrices véhiculées dans les médias et qui hantent l’imaginaire collectif du jeune de banlieue : celui qui zone, brûle des voitures, fuit la police’ » Prisonniers de ces images, ils peuvent s’y laisser prendre, en venir à s’y conformer. « Il fallait absolument agir pour les dépêtrer de ce puissant flot de stéréotypes. » L’enseignante s’inspire d’une réflexion de Roland Barthes : pour « déjouer l’arrogance du discours », il faut opposer un autre discours, littéraire, dont le propre est la nuance. Ecrire un livre a été un moyen pour que les élèves se réapproprient leur vie.

En 2010, le projet de résidence d’écrivain au lycée un dispositif soutenu par la région Ile-de-France prend forme. L’enseignante invite Tanguy Viel, parce que dans ces romans il raconte comment le narrateur, d’abord aliéné par les affabulations des autres, va finir par devenir lui-même. Chaque semaine, les élèves écrivent un texte que l’écrivain agencera pour en faire une uvre littéraire. Une cinquantaine d’élèves participent à l’aventure collective en 2011-2012, plus de 70 en 2015.

Accéder à un « je » narratif a été déterminant pour que les adolescents deviennent « sujets » et non plus « objets » de discours, et ainsi, qu’ils se construisent eux-mêmes. « Tous les ados rencontrent des difficultés à être. Mais à Clichy, les jeunes sont assiégés de discours publics simplificateurs et de prescriptions identitaires fortes qui ne cessent de leur dire qui ils sont ou ce qu’ils doivent être. » L’écriture pour à la fois être soi-même et apparaître aux autres dans toutes les nuances de l’humanité.

La troisième édition du Monde Festival se tient à Paris du 16 au 19 septembre 2016 sur le thème « Agir ». Retrouvez le programme du Monde Festival et envoyez-nous vos idées de portraits et d’initiatives à agir@lemonde.fr.

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