Cannes 2016 , Elle l’ultime mutation du professeur Verhoeven
Le Monde
| 21.05.2016 à 07h42
Mis à jour le
21.05.2016 à 08h06
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Par Jean-François Rauger
Sélection officielle en compétition
Sans doute l’attendait-on au tournant, tout autant qu’on l’espérait. Près de dix ans après son précédent film pour le cinéma (Black Book), produit aux Pays-Bas et considéré alors comme un retour au giron natal de celui qui avait subverti en profondeur le cinéma hollywoodien, ses blockbusters, ses mondes imaginaires et cauchemardesques, Paul Verhoeven revient. Et il est très en forme. Elle est une production française. Isabelle Huppert en est la vedette. C’est l’adaptation du roman de Philippe Djian, Oh’ (Gallimard, Prix Interallié en 2012). Pour qui est persuadé de l’importance du cinéma de l’auteur de Robocop, le projet semble à la fois incongru (premier titre francophone du Néerlandais) et superficiellement évident (un sujet sulfureux, adjectif accolé trop souvent à l »uvre du cinéaste).
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Paul Verhoeven, la chair et le sang
Il serait pourtant insuffisant d’aimer Elle avec le sentiment que le film opérerait une transgression scandaleuse, une inversion morale réjouissante qui épaterait le bourgeois. Les enjeux y sont bien plus complexes que cela. Car le film apporte, avec une évidence presque trop intense, une pierre supplémentaire à l’édifice construit par le cinéaste édifice s’adaptant insolemment à toutes les économies et toutes les géographies.
De victime à prédateur
Elle, c’est Michelle. Femme d’affaires dynamique et volontaire, elle dirige une entreprise de jeux vidéo. Elle incarne, mais de façon un peu tordue, tous les rôles assignés de la féminité : mère d’un jeune homme soumis à l’humeur de sa petite amie, divorcée d’un écrivain raté, maîtresse lassée de son amie et associée, fille d’un assassin attendant la mort en prison et d’une nymphomane âgée redoutant la vieillesse. Michelle est victime d’une agression et d’un viol commis par un inconnu encagoulé (ce sont les premières images). Cette brutale entrée en matière semble, au premier abord, lui conférer la place d’une héroïne de thriller, victime angoissée par l’idée d’une récidive du criminel et en quête tâtonnante de l’identité d’un agresseur dont elle pense qu’il pourrait être un de ses proches.
Mais, très vite, la dynamique du film se déplace pour décrire un personnage qui passera de victime à prédateur, d’objet souffrant à sujet actif. La violence du viol, l’hypothèse éprouvée de sa répétition contiendront la raison de la métamorphose du personnage principal. Michelle rejoindra les femelles dominantes de Spetters, de Basic Instinct ou de Showgirls, féroces mantes religieuses exaltées par d’autres grands titres du cinéaste. Le naturalisme (à entendre au sens scientifique) à l »uvre dans le cinéma de Paul Verhoeven, s’avouera à nouveau comme une manière d’observer une humanité obéissant à des lois mécaniques en fonction desquelles la pulsion brute est indissociable de la quête du pouvoir. Comme souvent dans les films de l’auteur de La Chair et le Sang, la présence des sécrétions (ici le sang et le sperme) trace les contours d’un univers humain guidé par ses humeurs. Derrière la satire sociale, la biologie.
Mythologie pure
Immergée au centre d’un aquarium un peu glauque, peuplé d’échantillons désenchantés ou refoulés de la bourgeoisie française contemporaine, l’héroïne va subir une mutation sourde et implacable en même temps. Il ne s’agit pas ici de l’affirmation d’une forme de souveraineté reposant sur la confusion du désir et de la souffrance. Le rapport de Michelle à la violence sexuelle n’y est pas uniquement considéré comme un paradoxal plaisir pervers. Il devient, au-delà de tout cela, le symptôme d’une prise de contrôle sur les individus qui peuplent son entourage.
En renvoyant au néant les diverses figures masculines dévirilisées et impuissantes de son environnement, Michelle dépasse son être social en parvenant à un contrôle absolu de sa vie. Le film de Verhoeven passe ainsi d’une vision entomologique, froide et sarcastique, à la mythologie pure, sautant par-dessus les étapes de la psychologie, fut-elle celle des profondeurs. Il fallait, pour incarner cette transmutation, une comédienne d’exception. Il fallait la grandeur d’Isabelle Huppert, pour rendre évident et indiscutable un parcours tout autant physique que cérébral. Comme le montreront les dernières images du film, Michelle règne désormais sur le royaume des morts, des identités sexuelles vaines et des aspirations dérisoires.
Film français de Paul Verhoeven avec Isabelle Huppert, Anne Consigny, Laurent Lafitte (2 h 10). Sur le Web : www.sbs-distribution.fr/distribution-france-elle