Au-delà du cercle polaire dix mille ans d’agriculture dans une  chambre forte 

Au-delà du cercle polaire dix mille ans d'agriculture dans une  chambre forte 

Le blé d’Alep

Depuis l’inauguration de la chambre forte, début 2008, 171 dépôts ont été effectués. Un seul retrait a été enregistré. C’était dans la première semaine d’octobre 2015, avec le retrait de 38 000 échantillons par Mahmoud Solh, directeur général du Centre international de recherche agricole dans les zones arides (Icarda), l’institut chargé de collecter, de conserver et de distribuer les variétés de blé, d’orge, de pois chiches ou de lentilles caractéristiques du Moyen-Orient. L’institut avait placé des copies de ses échantillons dans la chambre forte norvégienne. Bien lui en avait pris.

Car, en 2012, l’Icarda perd brutalement l’accès à sa banque de semences. On comprend aisément pourquoi : le siège et les installations de recherche de l’institut se trouvent tout à côté d’Alep, au c’ur du cauchemar syrien. « En 2012, la situation s’est brutalement dégradée et tout le personnel international de l’Icarda a été évacué, raconte Ahmed Amri, responsable de la gestion des ressources génétiques de l’institution. Nous avons dû délocaliser nos activités, principalement au Liban et au Maroc. » L’accès à la banque génétique et ses quelque 150 000 échantillons sont perdu. Quelques mois plus tard, le déplacement des combats met en péril les installations et, au printemps 2014, celles-ci tombent sous le contrôle de l’Armée syrienne libre.

Mais une forme de miracle se produit. « Parmi les rebelles qui ont pris le bâtiment, il s’en trouvait un qui était agronome et qui a tout de suite compris qu’il fallait à tout prix préserver ces ressources », poursuit Ahmed Amri. Aujourd’hui, selon les dernières nouvelles qui parviennent aux responsables de l’institut, trois employés syriens continuent, dans le chaos de la guerre civile, de veiller sur la banque génétique. Aucune destruction n’a été jusqu’à présent rapportée, mais tout reste à la merci d’un obus ou d’une simple coupure prolongée d’électricité.

« Il nous faut reconstruire nos collections et cela prendra plusieurs années », dit Ahmed Amri. Après un premier retrait de 38 000 échantillons, en octobre 2015, les responsables de l’Icarda prévoient de refaire régulièrement le voyage au Svalbard pour reconstituer entièrement leur banque et poursuivre leurs travaux.

Malgré cette preuve d’utilité, le projet norvégien a ses détracteurs. Ceux qui estiment que le projet est l’allié objectif de l’agriculture intensive, dont il permet de gérer l’une des conséquences les plus potentiellement désastreuses : l’érosion de la biodiversité agricole. Cependant, c’est oublier qu’il y a de par le monde plus de 1 500 banques génétiques qui remplissent cet office. Et que la réserve norvégienne ne fait qu’offrir un niveau de sécurité supplémentaire.

Machine à alimenter la rumeur

Le chambre forte du Svalbard est aussi une formidable machine à alimenter la rumeur. « Voilà quelques années, un proche de l’extrême droite conspirationniste américaine a écrit, dans un article bardé de notes de pied de page et qui pouvait sembler raisonnable, que Monsanto finançait le projet », raconte Cary Fowler. Cette légende urbaine est désormais partout. « C’est parfaitement ridicule : la Norvège est à la fois l’un des pays les plus riches et aussi le pays le plus anti-OGM, plaisante Cary Fowler. Il est probable que le gouvernement norvégien tomberait si on se rendait compte que Monsanto est effectivement impliqué dans le projet ! » Syngenta et Dupont, deux grandes firmes agrochimiques, font bien partie des donateurs du Crop Trust, mais « leurs dons représentent une part très, très marginale du budget de l’organisation et leur participation n’est en rien liée au projet », explique l’agronome.

Le mystère et l’étrangeté qui nimbent le projet nourrissent des théories du complot bien plus délirantes. « Certains prétendent par exemple que la chambre forte du Svalbard fait partie d’un projet eugéniste à grande échelle, dit le père du projet. La chambre forte servirait en réalité à cacher une population destinée à remplacer l’humanité actuelle, vouée à la destruction. » D’autres projets, sur l’île, peuvent nourrir de semblables théories du complot. Sur la route solitaire qui grimpe au-dessus de Longyearbyen et qui s’achève en cul-de-sac, après avoir croisé les installations minières abandonnées, on tombe nez à nez avec deux gigantesques antennes paraboliques, postées en surplomb de la vallée. Là encore, de quoi alimenter les fantaisies complotistes’, mais il ne s’agit que des radars du projet international Eiscat (European Incoherent Scatter Scientific Association), qui ne vise pas à détruire l’humanité mais simplement à étudier les interactions entre le vent solaire et la haute atmosphère terrestre.

Tout cela pourrait prêter à sourire si Cary Fowler n’était de temps à autre menacé. « Il m’est arrivé de donner des conférences dans des universités, et de devoir être sous protection en raison d’intimidations reçues par l’établissement, selon lesquelles mon projet était de détruire le monde, ou ce genre de choses’ » En définitive, ces réactions captent un certain air du temps, se désole le chercheur américain. « Le monde est devenu si cynique que si vous allez dans l’Arctique et que vous installez une réserve de semences dans ce lieu éloigné et inhabituel, alors de nombreuses personnes ne pourront pas imaginer que vous le faites pour le bien commun, dit-il. Il y aura forcément quelque chose derrière, forcément une mauvaise intention’ Et c’est assez triste. »

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