Comment la Pologne s’est fait une place chez les géants du jeu vidéo

Comment la Pologne s'est fait une place chez les géants du jeu vidéo

« The Witcher 3 », « Dying Light », « This War of Mine »’ En 2015, les studios polonais ont enchaîné les succès commerciaux et critiques. Et ne nourrissent aucun complexe.

Le Monde
| 29.04.2016 à 14h32
Mis à jour le
01.05.2016 à 20h23
|

Par William Audureau

« Je pense qu’en termes de qualité on est désormais sur le podium, derrière les Etats-Unis et le Canada », se félicite Tadeusz Zielinski. La Pologne, troisième meilleur producteur de jeu vidéo ‘ Il y a encore quelques années, l’affirmation du responsable marketing du studio varsovien Flying Wild Hog aurait fait sourire. Mais depuis 2015, et le cru exceptionnel de son industrie, le doute est désormais permis.

Une scène polonaise en ébullition

Lancé en mai dernier, The Witcher 3, un jeu de rôle qui se déroule dans un monde médiéval pétri de culture slave, cumule déjà plus de dix millions d’exemplaires distribués dans le monde et plus de deux cents récompenses. Dont trente-cinq prix du meilleur jeu de l’année 2015, attribués entre autres par le quotidien The Guardian, le festival South by Southwest ou encore la cérémonie américaine des Game Awards.

Derrière lui, Dying Light, une autre production locale, compte une cinquantaine de prix. Il s’est par ailleurs écoulé à plus de cinq millions d’exemplaires en dix mois en 2015, soit le meilleur lancement commercial pour une nouvelle franchise.

Le jeu de survie en temps de guerre This War of Mine a, quant à lui, reçu le prix du public à l’Independant Games Festival, tandis que le thriller fantastique The Vanishing of Ethan Carter a décroché le prix de l’innovation aux British Academy Games Awards.

« On assiste en ce moment à un vrai boom », se félicite Patryk Grzeszczyk, producteur chez 11 bit studios, qui est à l’origine de This War of Mine. Selon un rapport de 2015, environ 150 studios seraient aujourd’hui actifs en Pologne, et 93 % d’entre eux déclaraient vouloir embaucher dans les six mois.

« Je pense que l’on va continuer à grandir dans tous les domaines, dans les superproductions, dans les jeux indés, dans le mobile, pronostique Tymon Smektala, producteur chez Techland, la société derrière Dying Light. On parlera de plus en plus de la Pologne dans le jeu vidéo. »

Le miracle post-communiste

Comment un ancien pays communiste privé de consoles pendant deux décennies, où la PlayStation 1 coûtait l’équivalent d’un mois de salaire moyen, et dont la première production à l’export date de 2003 seulement, a-t-il pu se muer, en une décennie seulement, en nouvel acteur phare du jeu vidéo ‘

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A la chute du bloc soviétique, la jeunesse polonaise recourt au « kombinowac », le système D national. « C’est à la fois un mélange de triche et de débrouillardise. C’est l’art d’obtenir ce que l’on veut de manière créative », sourit Kacper Szymczak, du studio CreativeForge Games, qui a lui-même obtenu sa première console après avoir troqué ses magazines contre un skateboard, son skateboard contre un ordinateur, son ordinateur contre une PlayStation.

« Nous n’avions pas accès aux jeux occidentaux, donc nous avons dû faire avec les moyens du bord : développer des réseaux de distribution grise des copies de CD semi-légales et des jeux faits localement », se remémore Patryk Grzeszczyk.

A l’image d’un marché marqué par la débrouille, les premières productions du pays sont rudimentaires : des jeux d’aventure à énigmes, improvisés sans manuels de programmation.

Les joueurs locaux sont ses uniques clients. « Pendant longtemps, on pouvait diviser le marché en deux : d’un côté, les bons jeux comme Doom ou Wolfenstein, de l’autre, les jeux qui étaient bons’ pour des produits polonais », résume M. Grzeszczyk. L’un des premiers jeux à s’exporter s’appelle Gorky 17, ou Odium. Il est vilipendé par les critiques occidentales. « Et puis on a commencé à faire des jeux bons tout court », se félicite-t-il.

« Nous étions Niki Lauda à l’hôpital »

Les pères fondateurs de l’industrie témoignent tous d’un même sentiment : un complexe d’infériorité rapidement transformé en culture de l’entreprenariat et en culte de la performance. « Nous qui avons vécu l’arrivée du capitalisme, nous n’avions qu’une seule obsession : rattraper le temps perdu et revenir sur l’Occident, montrer que nous pouvions être la hauteur », explique Martin Iwinski, le cofondateur de CD Projekt Red. Tymon Smektala, producteur chez Techland, dresse un parallèle avec une scène du film Rush.

« Nous étions Niki Lauda à l’hôpital, en train de regarder à la télévision son rival James Hunt remporter une épreuve de F1. Comme lui, nous sommes sortis très vite de l’hôpital, et nous sommes vite devenus compétitifs. »

Peu à peu, les productions polonaises se font connaître des joueurs à l’étranger : Painkiller, Two Worlds, Call of Juarez, Bulletstorm, ou encore Dead Island, dont la sanglante bande-annonce, entièrement en lecture arrière, est restée dans les mémoires.

« La culture slave paraît neuve »

Si une série symbolise tout particulièrement l’industrie, c’est assurément The Witcher, de très loin la production polonaise la plus connue à l’international, ainsi que la plus slave dans son ambiance et ses références.

Née en 2007 sur PC, elle est l’adaptation d’une saga littéraire d’Andrzej Sapkowski, Wied’min (La Saga du sorceleur dans sa traduction littéraire française, qui date de 1990). « Pendant longtemps les gens nous demandaient qui il était, se souvient Martin Iwinski. C’est simple : c’est le Tolkien polonais. »

En huit ans seulement, la série est devenue un phénomène commercial et critique dans tout l’Occident. « Notre gros avantage, c’est que notre culture n’est pas très connue. La pop culture tend à surexploiter les thèmes, comme les zombies ou les superhéros. Mais la culture slave, elle, paraît neuve », suggère le journaliste spécialisé Adam Zechener.

En noir et rose

Y a-t-il pour autant une « touche polonaise » ‘ La production locale, qui se concentre à 88 % sur ordinateurs, est surtout réputée pour ses univers souvent sombres, parfois même mélancoliques ou tourmentés. « Au lycée, la moitié des cours porte sur l’Holocauste, l’autre sur les guerres et les insurrections populaires écrasées. Forcément, cela se ressent », soupire Kacper Szymczak, concepteur en chef chez CreativeForge Games.

« En général, on dit que dans un jeu vidéo polonais, il y a toujours deux fins. La mauvaise et la pire », préfère ironiser son collègue, Remi Nowakowski, directeur artistique sur Hard West. Et de narrer la discussion typique entre deux designers : « Nous devrions tuer le héros principal. » « C’est une bonne idée, mais ce n’est pas assez cruel. »

Hatred, un jeu mettant en scène le massacre gratuit de civils, a d’ailleurs défrayé la chronique en 2015 pour son ultraviolence et son nihilisme. « Ces développeurs, on les connaît, mais personne ne les embauchera après ce qu’ils ont fait », relativise Tadeusz Zielinski, porte-parole de Flying Wild Hog (Shadow Warrio).

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Cette touche polonaise, ce côté « sombre, mystérieux, sauvage », c’est surtout une manière de jouer sur les clichés pour exister à l’international, analyse, pour sa part, Pawel Miechowski, scénariste et vétéran chez 11 bit studios, qui préfère souligner l’importance de se démarquer. Et de relever l’évolution de la production.

« Nos films et nos livres ont longtemps été noirs, désespérés, mais il y a un changement depuis quelque temps. On essaie de se tourner vers des sujets plus lumineux, plus colorés. » A l’image de Juju, un jeu de plate-forme de 2014, loufoque et acidulé. La jeune génération, tournée vers l’Occident, ne s’interdit aucun sujet. « Ils sont décomplexés, ils piochent à gauche à droite », affirme M. Miechowski.

Un passé qui est une force

Pour autant, pas question de renier l’héritage communiste. Bon gré mal gré, il a avantagé l’industrie polonaise. D’abord en termes de compétitivité. « Notre distributeur nous disait que nous étions beaucoup moins chers qu’un studio américain. Ce qui leur coûtait 300 dollars là-bas ne leur coûtait que 10 avec nous », se rappelle Pawel Miechowski. « On est moins chers, donc on gagne plus d’argent et on peut davantage réinvestir dans la production », corrobore Adam Zechener. The Witcher 3 a ainsi bénéficié d’un budget colossal de 72 millions d’euros.

Même le piratage s’est révélé un atout. Dying Light et The Witcher 3 intègrent ainsi des chapitres bonus téléchargeables gratuitement, à l’encontre de toutes les pratiques. « Si vous montrez au joueur que vous tenez à lui, il vous le rendra. Et les joueurs du monde entier nous ont été reconnaissants », décrypte Marcin Iwinski, qui gère également GOG.com, un site qui a remis au goût du jour l’achat légal de vieux jeux en offrant des fascicules d’époque introuvables.

L’autre atout de l’industrie, c’est son indépendance technologique, rendue possible par un enseignement scientifique historiquement de qualité. A chaque fois qu’un concours de programmation a lieu, une équipe polonaise se hisse parmi les meilleurs. « Historiquement, la Pologne est très forte en sciences dures ; et cela date de bien avant la seconde guerre mondiale », rappelle Tymon Smektala.

Champions de la programmation

C’est aujourd’hui l’une des forces insoupçonnées du pays : son indépendance technologique. « Nous créons nos propres outils de développement plutôt que d’utiliser des solutions clés en main américaines ou suédoises. C’est un grand avantage pour nous de se concentrer sur des choses qui nous paraissent importantes, comme le photoréalisme ou les effets de lumière », expose Pawel Rohleder, directeur technique chez Techland.

Quant à choisir la voie de la difficulté, cela n’effraie guère Pawel Miechowski, scénariste chez 11 bit studios.

« Il y a quelque chose de très ancré dans la culture polonaise : vous pensez que quelque chose n’est pas possible ‘ Vous allez voir. Tenez ma bière, et regardez-moi faire.’ Nous n’aimons pas la zone de confort. Nous préférons le défi. »

Résultat, un jeu comme Dying Light est capable d’afficher jusqu’à une centaine de zombies en même temps. Et ce n’est qu’un début. « Nos prochains jeux seront plus photoréalistes, plus riches en effet de lumière, plus grands », prévient Pawel Rohleder.

« Des ours blancs dans les rues »

Et, en effet, les signaux semblent au vert. CD Projekt Red, qui doit sortir sa seconde et dernière extension pour The Witcher 3 au mois de juin, travaille sur plusieurs nouveaux projets à grand budget, dont Cyberpunk 2077. Des anciens de la société viennent d’annoncer un nouveau jeu de rôle, cette fois post-apocalyptique, Seven. Et c’est un titre polonais, Shadow Warrior 2, qui pourrait s’imposer comme le meilleur jeu de tir à l’ancienne de l’année, malgré le retour de Doom au mois de mai.

La Pologne a le savoir-faire, il lui reste maintenant à le faire savoir. « Les gens ont tendance à croire que, s’ils viennent à Varsovie, ils vont tomber sur des ours blancs dans la rue », ironise Pawe’ Kroenke, narrative designer à Creative Forge Games.

Heureusement, composer avec les moyens du bord, les studios polonais savent le faire : Techland a recruté une architecte en train et un ancien tireur d’élite pour les former eux-mêmes au métier. « En matière de jeux vidéo, ils n’ont plus rien à apprendre et ils en ont conscience, constate Mathieu Courtois, l’unique français chez Techland. Alors, ils osent. »

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