Une justice en voie de clochardisation

Une justice  en voie de clochardisation

Il n’en démord pas. Jean-Jacques Urvoas a été nommé place Vendôme, après la démission de Christiane Taubira, avec pour mission de restaurer autant qu’il le pourra la santé d’une institution défaillante, et il prend sa mission à bras-le-corps.

Après qu’il eut mis les pieds dans le plat dans une stratégie soigneusement étudiée, il y a deux semaines, chez nos confrères du
Journal du Dimanche

La Justice est à bout de souffle. Le ministère n’a plus les moyens de payer ses factures.
»), il a suffi de le relancer sur le sujet, lundi matin à Lille, pour qu’il aille encore un peu plus loin, cette fois, dans la métaphore misérabiliste : «
L’institution judiciaire, dans bien des endroits, et je pèse mes mots, est en voie de clochardisation. Il faut le dire.
»

« 36 millions d’euros de factures impayées »

Eh bien voilà, c’est dit. Des exemples «
Ici, c’est un plafond qui s’effondre et qu’on n’a pas les moyens de faire réparer ; là, c’est un magistrat nouvellement nommé dont la première préoccupation est d’acheter une serpillière ; ailleurs, tout un bureau qui n’a plus d’électricité. Par ailleurs, la direction de l’administration pénitentiaire a 36 millions d’euros de factures impayées, rien que pour les hospitalisations de détenus.
» N’en jetez plus.

Quand on lui demande si son cri d’alarme de l’autre dimanche a fait bouger quelques lignes, s’il a une tendance des réactions qu’elle a provoquées, notamment au ministère du Budget, où il s’est entretenu avec son collègue Christian Eckert, il répond dans un léger rictus : «
Je n’ai pas d’autre certitude, pour l’instant, que ma détermination.
» Merci pour la franchise.

Face à lui, lundi, les deux chefs de la cour d’appel de Douai et quelques magistrats de la région judiciaire (Nord et Pas-de-Calais) n’en perdaient pas un mot. Ils sont concernés, évidemment. Pourquoi la «
situation de sinistre
» décrite par le ministre au niveau national irait-elle mieux à l’échelon régional

« Nous répartissons la pénurie »

Marie-Suzanne Le Quéau, procureure générale, manie la même franchise que son ministre : «
Ici, nous avons en charge la gestion de trois cours d’appel : Amiens, Rouen et Douai, bien sûr. Pour être franche, je dirais que nous répartissons la pénurie. Comme le disait ces derniers jours Philippe Dupriez, le directeur délégué à l’administration interrégionale judiciaire, à partir de juillet, nous n’avons plus les moyens de payer nos créanciers.
»

Gênant, pour une institution chargée de veiller au bon respect des lois. «
Comme tout ménage
», dit Mme Le Quéau, la justice a des frais courants comme l’eau, l’électricité, le nettoyage, les loyers, les fournitures’ «
Au début de l’année, nous sommes obligés de payer ces dettes accumulées. Mais l’été arrivé, on est à sec.
»

S’ajoutent les « frais de justice » : les experts, les médecins, les traducteurs’ Des efforts sont faits chaque année dans tous les coins de pièces. «
Par exemple, sur les frais de gardiennage des véhicules saisis, comme récemment.
» Mais la procureure générale reconnaît qu’on atteint le stade des «
bouts de ficelle
».

Plusieurs exemples de personnes relâchées

Dans cette région, où tombent parfois du ciel quelques subventions exceptionnelles (des juridictions ont été équipées de matériel informatique tout neuf, en fin d’année dernière), mais où on continue à travailler avec un code pénal ou civil pour plusieurs magistrats, on a connu récemment plusieurs exemples de personnes relâchées alors qu’elles étaient détenues en préventive, au motif que’ leur dossier n’avait pu être numérisé complètement. Faute de matériel.

Pour deux ou trois avocats de la défense qui dansent leur satisfaction dans le secret de leur cabinet, combien de magistrats grincent alors des dents En tout cas, tous ceux-là sont à fond derrière la démarche de leur ministre. Il faut le dire aussi.

La délicate situation des experts

«
Nous, les anciens, on voit une différence
»’ Brigitte Bonnaffé est psychologue à Douai, experte près la cour d’appel depuis 1993. «
Pour en avoir discuté récemment avec des collègues psychologues et psychiatres, on se souvient tous de certaines difficultés passagères, parfois six mois de retard, mais aujourd’hui, nous en sommes à deux ans’
»

Au pénal, l’expertise psychologique est un acte d’instruction. Un passage obligé de la procédure. «
Mais au civil, nous constatons une baisse des sollicitations
», dit Mme Bonnaffé. Les magistrats ont des consignes, bien sûr.

Mais quand ils ne peuvent faire autrement, ils appellent’ souvent les mêmes. «
Les bons, dit une ex-juge d’instruction. Mais on a forcément des scrupules.
» Une expertise psychologique est payée 172,80 . «
Tout ça pour étudier le dossier, recevoir les gens, décoder l’entretien, le rédiger et l’envoyer. Vu le temps passé et les taxes à payer, il ne reste pas grand-chose
», souligne Brigitte Bonnaffé.

D’ailleurs, elle reconnaît, avec ses confrères, être «
un peu plus cool sur les délais
». «
Avant, dès qu’on avait un peu de retard, on recevait une lettre de rappel. Maintenant, le magistrat nous appelle et nous dit qu’il comprend la situation.
» Pourtant, certains continuent d’assumer leur qualité d’expert dans de drôles de conditions. «
J’en suis à 35 000 d’impayés, dit la psychologue douaisienne. Mais je suis salariée, c’est moins grave pour moi. Je connais des confrères, en retraite ou au régime libéral, qui ont dû emprunter pour payer leurs cotisations’
»

Ils s’attendent tous, chaque année, à recevoir un courrier, vers juillet-août, les avertissant que la justice n’a plus les moyens de les payer. «
Mais que voulez-vous, par honnêteté intellectuelle, on ne peut pas arrêter du jour au lendemain. Il y a des gens, derrière tout cela, qu’il serait injuste de pénaliser.
» On ne peut pas mieux dire.

É. D.

Les dernières promesses de Christiane Taubira

Douai aura eu l’honneur de la dernière visite de Christiane Taubira Garde des Sceaux. C’était une visite toute de légèreté : l’ex-ministre venait annoncer que le ministère prenait en charge les travaux de réfection du palais de justice récemment victime d’un incendie d’origine vraisemblablement criminelle, et aussi que de nouveaux postes de magistrats seraient attribués à la cour d’appel.

Oh, rien de surabondant. Juste de quoi revenir dans la moyenne nationale du’ déficit de postes. Mais en ces temps de disette, l’humeur était donc légère. Sauf que le lendemain’ Christiane Taubira annonçait sa démission. Qu’en est-il aujourd’hui de ces promesses d’un autre ministre «
Je n’ai pas de crainte de ce côté-là, dit Marie-Suzanne Le Quéau, procureure générale. Jusqu’ici, elles sont tenues et elles le seront.
»

Effectifs et moyens matériels

Pour la patronne des procureurs du Nord et du Pas-de-Calais, ce problème des effectifs n’est pas tout à fait le même que celui des moyens matériels. Sauf qu’il contribue également à la satisfaction du justiciable et à l’image de l’institution. Voire à son fonctionnement : tant que l’instruction ouverte sur l’origine de l’incendie de Douai n’est pas close, par exemple, il n’est pas question de prise en charge des travaux. Or, l’instruction durera’ le temps qu’il faut aux magistrats déjà surchargés. On se mord la queue. Heureusement que Christiane Taubira est passée par ici.

Également évoquée lors de sa visite, la dématérialisation des procédures, qui va également dans le sens des économies et du gain de temps. Avec Bruno Cathala, premier président, Mme Le Quéau est à la pointe de cette ambition. À Béthune, un site pilote est en place depuis quelques mois et une audience s’est récemment tenue sans le moindre acte tiré sur papier. «
C’est une première nationale
», se réjouissent les deux magistrats, qui multiplient par ailleurs les prouesses, en recherche d’économies.

«
Nous avons ici un contentieux particulier, avec l’actualité des migrations
», dit la procureure générale. Ce qui entraîne des frais d’interprètes supplémentaires, faut-il traduire. «
Cette année, la centrale nous a autorisés à recruter en CDD des interprètes. Nous les paierons donc à l’année, et plus à l’acte, c’est plus avantageux.
» De même pour les écoutes téléphoniques : «
Il est désormais fait appel à un opérateur privé, le tout étant géré par une plateforme nationale.
» Celle qui est tombée en panne le mois dernier, faisant supprimer plus de 1 500 écoutes. Mais comme dit le bon sens populaire, on en a pour son argent.

É. D.

La justice qui tremble

Bien sûr, il y a ces histoires de crayons et de gommes, de ramettes de papiers que des fonctionnaires ou des magistrats achètent eux-mêmes, parce qu’ils ne sont plus fournis par l’institution.

Il y a ce dangereux sentiment, pour certains d’entre eux, qu’«
on s’habitue doucement à ces mauvaises conditions », et à travailler de manière insatisfaisante. Que l’on rend donc une justice imparfaite, un peu bâclée.

Mais surtout, il y a l’image que donne tout cela dans la population. Chez tous les justiciables. La justice, aujourd’hui, n’est plus exempte de reproche. Si on va chercher la petite bête, on pourra même dire qu’elle flirte parfois avec les règles.

Voilà le plus grave : les faiblesses qui s’étalent « au fil des reportages », comme disait le ministre lundi, les manques dont se plaignent les justiciables. C’est grave parce qu’une justice qui n’est pas forte n’est fatalement pas indépendante. Et son bras tremble, parfois. Et la démocratie, vacille, alors.

Éric Dussart

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