Pourquoi l’État islamique veut faire sauter les frontières (CARTES)

Pourquoi l'État islamique veut faire sauter les frontières (CARTES)

Dès la déclaration du califat, le 29 juin 2014, l’État islamique, jusqu’à son chef Aboubakr al-Baghdadi alias calife Ibrahim, brandit les obscurs accords secrets Sykes-Picot de 1916 comme un symbole de la domination occidentale sur les musulmans. Et de relier la parole au geste en détruisant, où ils le peuvent et à grands coups de bulldozer, les traces de la frontière syro-irakienne, héritée des administrations française et britannique après la Première Guerre mondiale.

Au fait, Sykes-Picot, quèsaco Ces accords sont signés en secret le 16 mai 1916, après des allers-retours entre Paris et Londres par deux éminents diplomates, le Français François Georges-Picot et le Britannique Mark Sykes, proche du fameux colonel T. E. Lawrence, « Lawrence d’Arabie ». La Russie est partie prenante mais les dénoncera après la révolution de 1917′ Il s’agit d’un partage du Proche-Orient en cas de défaite ottomane entre les Français au nord et les Britanniques au sud. En pleine Grande Guerre, les deux grandes puissances se mettent donc au travail pour contrer les Turcs, alliés des Allemands. Lawrence d’Arabie encourage la révolte arabe, à l’appui des Hachémites pour déstabiliser l’empire ottoman finissant.

Marchandage colonial

Si le marchandage colonial est une réalité de 1916, Daech gonfle caricaturalement l’importance de Sykes-Picot et néglige largement l’Histoire avec : 1. la persistance des rébellions et des désirs d’autonomie des tribus locales (alaouites, druzes, maronites libanaises, kurdes, palestiniennes’) contre l’occupant ottoman, puis l’administrateur français ou britannique ; 2. les diverses indépendances obtenues par tous les pays de la région entre les années 20 et 40n’ont pas remis en cause les frontières.

Donc, si l’on écoute leur propagande, ces extrémistes nous auraient déclaré la guerre, là-bas et désormais ici, pour libérer leur terre des « kouffar » (les mécréants) du post-colonialisme rampant. Comme si l’Occident maîtrisait encore le chaos actuel’ L’argument ne tient pas longtemps quand on observe les régimes autoritaires (les al-Assad en Syrie, Saddam Hussein en Irak) qui ont sévi dans la région depuis.

Goût pour l’expansion territoriale

En réalité, voilà qui en dit long sur l’EI et son goût pour l’expansion territoriale. Au-delà du projet sectaire et apocalyptique (dans l’attente du mahdi rédempteur), Daech propose un discours anticolonialiste convenu dans un fourre-tout approximatif. Qui pourrait être porteur en Irak si ce n’était les États-Unis d’Amérique qui y avaient sévi. Car aujourd’hui, l’Occidental au Moyen-Orient n’est plus français ou britannique mais américain. Alors, cent ans après, que reste-t-il des accords Sykes-Picot Des frontières qui n’effacent pas le puzzle incroyablement complexe de la région.

Au bout, l’État islamique vise au-delà des frontières issues des accords Sykes-Picot, jusqu’aux lieux saints sunnites de Médine et La Mecque en Arabie saoudite. En plus des Occidentaux, Daech a bien d’autres ennemis, les chiites et la puissante famille Saoud, traitée au même rang de mécréante.

« L’État islamique réécrit l’Histoire »

Julie d’Andurain est chargée de cours en histoire du monde arabe et chercheuse au centre Roland-Mousnier du CNRS à l’université Paris-Sorbonne.

Pourquoi la France et la Grande-Bretagne en guerre veulent-elles un partage du Proche-Orient

« Ces accords secrets sont ce qu’on appelle des buts de guerre. La Russie, on l’a oublié, en fait partie avant que la révolution bolchevique de 1917 ne les dénonce et ne les juge colonialistes. Il s’agit pourtant bien d’une démarche coloniale, sur le principe de l’homme malade de l’Europe. On s’organise pour dépouiller l’empire ottoman dans la continuité d’une politique coloniale qui dure depuis la fin du XIXe siècle. »

Pourquoi la France cède-t-elle la Palestine

« La France en guerre n’a pas les moyens de contester à la Grande-Bretagne son intérêt pour la Palestine qui constitue le flanc droit du canal de Suez. Il est nécessaire d’y installer des défenses pour freiner une attaque turque. Brisant la notion française de Grande Syrie’ littorale, le fameux colonel Lawrence construit un discours qui conteste aux Français l’influence sur Jérusalem. La déclaration Balfour en 1917 (lettre déclarant la Grande-Bretagne favorable à la naissance d’un « foyer national juif ») s’inscrit dans cette logique. Les Français, se sentant lésés, obtiennent des terres intérieures avec Damas. »

Pourquoi les deux puissances coloniales proposent-elles une part d’autonomie aux tribus locales

« En travaillant sur les archives de l’histoire coloniale, j’apporte l’idée que la tutelle n’est pas unilatérale comme elle a pu l’être en Afrique. Les accords de Sykes-Picot (en photo) n’ont pas été tracés à la règle sur une carte mais sont le fruit d’une réflexion, orchestrée par Lawrence, avec en arrière-plan la révolte arabe et le souhait d’une autonomie pour Hussein et ses quatre fils, l’aîné Ali destiné aux lieux saints de Médine et La Mecque, Abdallah à Bagdad, Fayçal à Damas et le jeune Zeïd. La scission entre Turcs et Arabes se produit entre 1905 et 1910 ; les Occidentaux en profitent. »

Que reste-t-il des accords Sykes-Picot et pourquoi Daech les dénonce-t-il

« L’État islamique caricature et réécrit l’Histoire. Les accords Sykes-Picot, en tant qu’instrument colonial, se retrouvent dans tous les grands discours nationalistes de la région, y compris chez Daech. Cet accord oublié chez nous s’enracine dans des territoires qui nourrissent des projets de partition depuis bien plus longtemps. Il existe toutefois un risque de « balkanisation ». S’il paraît abattre des frontières, Daech insiste pour fragmenter les territoires sur des bases confessionnelles, comprenant la rivalité entre sunnites et chiites. Ce que les Occidentaux, à l’époque, voulaient éviter. Le colonisateur français arrive pour imposer l’idée d’État-Nation avec la volonté de réunir des natures et des tribus très différentes. L’État islamique cherche, lui, à réunir les grandes rivales sunnites, Damas et Bagdad, avant La Mecque et Médine. Avec l’ambition de contester le pouvoir des Saoud. L’argument de Sykes-Picot est un prétexte supplémentaire dans une zone très tendue. » OL. B.

Lawrence d’Arabie, le « cerveau »

Ah, Lawrence d’Arabie, le film de David Lean de 1962, les yeux bleus de Peter O’Toole, les noirs d’Omar Sharif, le sable chaud du désert du Wadi Rum, les razzias en chameau jusqu’à la prise d’Aqaba’ Au-delà du héros magnifié au cinéma, la vérité historique offre un vrai rôle au colonel Thomas Edward Lawrence (1888-1935), archéologue et arabisant, officier de renseignement et de liaison avec les tribus arabes durant la Grande Guerre.

Tout au long de sa mission, il est tiraillé entre la protection des intérêts britanniques et la défense de la cause arabe. Il convainc ses autorités d’offrir aux Hachémites, notamment son « frère spirituel », Fayçal, une part d’autonomie. Avant Sykes-Picot, le colonel Lawrence esquisse une première carte de partage de la « Grande Syrie » et aiguillonne la contre-insurrection arabe.

Il ne soupçonne pas qu’après la guerre, la France et la Grande-Bretagne reprendront la main coloniale. T. E. Lawrence disparaît du Proche-Orient, écrit son chef-d »uvre, Les Sept Piliers de la sagesse, et meurt dans un accident de moto en 1935. OL. B.

Leave A Reply