Mohamed Ali le combattant du siècle

Mohamed Ali le combattant du siècle

« Quand je disparaîtrai, la boxe disparaîtra », avait lancé Cassius Clay, qui allait devenir le grand Mohamed Ali, quelques instants avant avant de détrôner le champion du monde des poids lourds Sonny Liston, en 1964. Cinquante-deux ans après ce combat de légende, la boxe n’a pas disparu. Mais Mohamed Ali est mort, vendredi 3 juin à Phoenix (Arizona), des suites d’une insuffisance respiratoire à l’âge de 74 ans. Après trente-deux années, la maladie de Parkinson a fini par terrasser l’une des dernières icônes planétaires du sport.

Ce premier titre mondial arraché à Sonny Liston a lancé sa légende. Une légende qu’il a savamment construite à coups de slogans qui seront une de ses marques de fabrique. A seulement 22 ans, n’affirmait-il pas qu’il était déjà « le plus grand », « The Greatest », en moquant son adversaire qui allait faire les frais de sa détermination précoce ‘

Ali a déjà vingt combats à son actif lorsqu’il s’apprête à disputer le titre mondial, mais c’est ce premier affrontement contre Liston qui va le révéler à la face du monde.

Sur le ring, il est comme en apesanteur. A presque 100 kg pour 1,90 mètres, cela frise l’exploit. Peu de poids lourds ont son agilité. Il le sait et s’en vante plus qu’à son tour. Son entraîneur, Dundee « Bundini » Brown, lui invente un slogan qu’ils récitent souvent ensemble lors des interviews :

Pendant toute la première partie de sa carrière, il rend fou ses adversaires en évitant soigneusement leurs punchs et réplique quand ceux-ci se déséquilibrent en plongeant, poing en avant, à la recherche de son menton qui se dérobe.

Comme aux échecs, l’occupation du centre est souvent jugée primordiale lors d’un match de boxe. Pour défendre cette place de choix où l’on est censé pouvoir plus aisément distribuer les coups qu’en recevoir, les poids lourds sont capables de rester plantés face à leur adversaire en fermant bien leur garde avant de contre-attaquer. Ali ne s’enferme pas dans ce schéma, et sautille d’un bord à l’autre du ring en évitant les attaques, plaçant ça et là le « Ali shuffle », un changement de garde très rapide (il fait passer son pied arrière à l’avant et vice-versa) plus destiné à affoler, voire à moquer, son adversaire qu’à gagner un avantage tactique. Son allonge (on lui prête 2,10 mètres d’envergure) lui permet aussi de rester à bonne distance tout en s’offrant la possibilité de contrer quand il le souhaite.

A un journaliste qui lui demande s’il va « courir » pour éviter Sonny Liston lors de leur premier combat, le jeune Cassius Clay répond, à demi outré : « Je ne cours pas, je danse. Sugar Ray ne courait pas, il dansait. Il dansait ! » Et il conclut avec une rime :

This browser does not support HTML5 video

La tactique du jeune Clay fait ses preuves contre Liston, qui abandonne au septième round. Mais ce combat, ainsi que la revanche, sera contesté, certains y voyant un trucage en raison des liens que son adversaire avait tissés avec la mafia. Lors du second affrontement, un an plus tard, Liston s’effondre au premier round après avoir encaissé un crochet ravageur. L’ex-Cassius Clay, devenu Mohamed Ali, houspille son adversaire au sol : « Debout et bats-toi, enfoiré ! Personne ne va croire à ça ! » Les sceptiques appelleront ce coup le « coup de poing fantôme », Ali lui, le nommera le « coup de poing de l’ancre ».

Ces deux combats et ce dernier court crochet du droit, très rapide, scellent en tout cas l’entrée de Mohamed Ali dans la cour des grands champions du monde.

Le deuxième combat entre Mohamed Ali et Sonny Liston, le 25 mai 1965 sera en taché d’une polémique sur son possible trucage en raison des liens que Liston entretenait avec la mafia.

Les victoires contre Liston sont une gifle assénée à l’establishment de la boxe et aux commissions qui demandaient que l’on retire son titre à Ali à cause de son insolence hors du ring. Le boxeur, goguenard, répond : « Je suis jeune, je suis beau, je suis rapide, je suis joli, (et) ne peux absolument pas être battu. » Il défendra son titre lors de neuf confrontations qui seront autant de tribunes offertes au maître des lourds.

Au micro des journalistes, il dit ce qui lui chante plutôt que de répondre aux questions. Il enchaîne les apostrophes et les rimes dont le thème principal n’est autre que lui-même : « I should be on a postal stamp, that’s the only way I’ll ever get licked » (jeu de mots sur « get licked » qui veut dire lécher pour un timbre, mais aussi se faire casser la figure). Lors de ses conférences de presse, il clame sa puissance comme pour attirer sur lui les bons esprits de la boxe : « Je suis si rapide que la nuit dernière, j’ai appuyé sur l’interrupteur dans ma chambre d’hôtel, et j’étais dans le lit avant que la lumière s’éteigne. »

Fasciné par la parole, Ali l’est aussi par l’écriture et ceux qui la pratiquent. Dans son livre sur le match contre Foreman en 1974, Le Combat du siècle (paru en 1975), Norman Mailer raconte les compliments que lui fait souvent le champion sur le fait qu’il écrive. Il déplore aussi tous les soirs où Ali tente de lui lire ses poèmes, dans lesquels l’homme de lettre ne voit évidemment aucun intérêt.

« Demander à Ali d’écrire de la vraie poésie aurait été comme d’attendre qu’un intellectuel vous envoie une bonne droite », commente l’écrivain américain.

Mais rien ne décourage Ali, qui dédie à presque chacun de ses adversaires un poème qu’il lui lit dans les conférences d’avant-match. A Sonny Liston il avait déjà écrit :

Devant Ernie Terrell, un de ses challengers pour le titre de champion du monde, en 1967, il annonce :

A quoi Terrell répond : « Shakespeare doit se retourner dans sa tombe en entendant ça. » Mais surtout, le poids lourd veut prendre Ali à son propre jeu et l’appelle « Cassius Clay », alors que ce dernier a renoncé à ce nom lors de sa conversion à l’islam en 1975. Ali s’emporte et sur le ring, il fait voir l’autre versant de son goût pour le verbe. Pendant tout le combat, après chaque combinaison qui touche un Terrell progressivement dépassé, il crie : « C’est quoi mon nom Dis mon nom ! »

Lors de bien d’autres combats, Ali fait usage de la parole comme d’une arme pour déstabiliser son adversaire. Avant son combat contre Joe Frazier, en mars 1971, il déclare que celui-ci est « trop bête pour devenir champion », et lui répète sur le ring (un combat qu’il perdra malgré tout). Il va encore plus loin lors du Rumble in the Jungle en 1974. Alors que son adversaire, George Foreman, lui assène de formidables crochets dans les côtes, il lui crie : « Plus fort, George ! Qu’est ce que tu fais Tu n’écrases pas du pop-corn. C’est tout ce que tu as ‘ »

Le plus court poème du monde est l »uvre de Mohamed Ali, estime le journaliste et écrivain George Plimpton

Mais il n’y a pas que le ton insolent d’Ali autour du ring pour excéder les élites blanches américaines des années 1960. La vie du boxeur fut marquée par deux grands engagements personnels et politiques qui en firent plus qu’une figure sportive : sa conversion à l’islam et son combat contre la guerre du Vietnam.

Peu après sa victoire contre Sonny Liston en 1964, Cassius Clay déclare qu’il s’est converti à l’islam. Il explique aussi qu’il fait désormais partie de la secte politico-religieuse Nation of Islam du prédicateur noir Elijah Muhammad. C’est à ce moment que le jeune Afro-Américain né à Louisville (Kentucky) en 1942, celui à qui on avait encore refusé le service dans un restaurant de l’Ohio alors qu’il rentrait victorieux des JO de Rome en 1960 simplement parce qu’il était noir, devient Mohamed Ali.

Les déclarations d’Ali, qui reprend la rhétorique des Blacks Muslims contre la suprématie blanche et qui explique, comme Malcolm X, que Cassius Clay n’était que son nom d’esclave, lui valent des articles de presse incendiaires. Mais c’est en 1966 qu’il achève de s’attirer les foudres de l’Amérique blanche en refusant de servir pour la guerre du Vietnam. Il explique que sa religion lui interdit de prendre part à cette guerre et ajoute : « Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de nègre. Je n’ai rien contre eux. » Le refus d’incorporation est passible de prison, Ali ne l’ignore pas, et dans le film biographique où il joue son propre rôle, The Greatest, on le voit qui répond d’un air dramatique à l’officier qui lui demande s’il est vraiment sûr de ne pas vouloir s’enrôler : « Je préfère encore aller en prison. » On le condamne à cinq ans de prison et 10 000 dollars d’amende. Mais surtout, il perd sa licence de boxeur professionnel et finit par devoir abandonner son titre de champion du monde au profit de son challenger, Joe Frazier.

Après avoir refusé son incorporation dans l’armée, Ali est condamné à 5 ans de prison (qu’il ne fera pas) et à 10 000 dollars d’amende. Mais plus grave pour lui : il perd le droit de combattre. C’est toute sa vie qui s’effondre.

Durant ses années loin du ring, Ali, au ban de l’Amérique, se replie sur sa communauté. En mal de célébrité, il se cherche désespérément un public pour se faire aimer.

Ali expliquera son refus d’incorporation par l’interdiction que sa religion, l’islam, lui fait de partir en guerre. « Je n’ai rien contre le Vietcong. Aucun Vietnamien ne m’a traité de nègre. »

Dans le magazine Esquire, le journaliste Leonard Shecter décrit les journées pleines d’ennui de celui qui dit désormais être un « minister » de la Nation of Islam. Ali, au ban de l’Amérique se replie sur sa communauté. Les interviews datant de cette époque tranchent singulièrement avec celles de ces jeunes années où il n’attendait que de pouvoir placer un bon mot. Mais en privé, dans sa banlieue de Chicago, celui qui se vantait de devoir « toujours se cacher » tellement il était connu, se cherche désespérément un public pour se faire aimer. Alors qu’après sa première victoire en championnat du monde, il ne se déplaçait jamais sans toute une suite de gens dans un bus rouge brillant (et où l’on dit que ce sont les Blancs qui montaient à l’arrière), le voilà réduit à faire le pitre dans des boutiques où il entre à l’improviste en lâchant : « Je veux me battre ! Qui veut se battre », avant de rire une fois que les gens le reconnaissaient.

« Ces années d’exil furent, se souvient Khalilah Camacho-Ali, sa première femme, les pires de notre vie avec Ali. »

« Je me sers de la boxe pour surmonter des obstacles qu’on ne peut pas dépasser autrement. Ma carrière me permet d’atteindre certains résultats », dira plus tard Ali. Norman Mailer écrira qu’il vivait « en se voyant comme un leader mondial, gouvernant non pas l’Amérique ni même une Afrique unifiée, mais rien de moins que la moitié du monde occidental ». Lors de ses apparitions publiques, il prêche lors de meetings de Nation of Islam, et en adopte le discours radical.

Dans le même temps, il mène une vraie campagne contre la guerre du Vietnam. On le voit sur certains campus américains faire la leçon et tenir tête à de brillants étudiants en expliquant qu’il n’a pas à aller faire la guerre pour défendre les intérêts de ceux qui l’oppriment. Souvent, il fini ses discours en haranguant la foule : « Qui est le champion du monde des poids lourds » Et les assemblées de répondre avec ferveur : « C’est toi ! »

En 1971, la court suprême des Etats-Unis met fin à toutes les poursuites contre Ali, qui peut alors reprendre la boxe. Mais celle-ci ne l’a pas attendu et le nouveau champion du monde, Joe Frazier, se révèle un trop gros morceau pour un Ali en manque de compétition. Le 8 mars 1971 marque la première défaite du « Greatest ». Le titre semble s’éloigner de plus en plus alors qu’il subit une nouvelle défaite contre Ken Norton et que Frazier se fait dérober le titre par George Foreman, un des poids lourds les plus brutaux de l’histoire.

Le combat le plus important de la seconde partie de carrière de Mohamed Ali sera donc le « Rumble in the Jungle », le combat qui doit le voir affronter Foreman pour récupérer enfin son titre de champion du monde, en 1974 au Zaïre, alors gouverné par le sanguinaire Mobutu.

Ce match est une des pierres angulaires de la geste de Mohamed Ali. Il débarque en Afrique comme un enfant du continent. « Pour ces gens , je ne suis pas seulement un boxeur, je suis une personnalité mondiale. » En effet, les enfants lui courent derrière dans les rues, et les adultes crient sur son passage « Ali bouma yé ! » (Ali tue-le), au point que Foreman s’étonnera de ce favoritisme en faisant remarquer qu’il était lui-même encore plus noir qu’Ali. Mais personne au Congo ne le connaissait, et certains, avant de le voir, le prenait, avec son nom américain, pour un Blanc. « Si je gagne, je serai le Kissinger

noir », affirme Ali à Norman Mailer peu avant le combat.

Sauf que tout le monde le donne perdant. Quelques jours avant le combat, Norman Mailer, justement, part courir avec l’ex-champion, et s’étonne de pouvoir le suivre sur plusieurs kilomètres alors qu’il ne se trouve pas lui-même très en forme. Ses entraînements sont fort succincts, alors que ceux de Foreman montrent sa force formidable quand il passe au sac de frappes et lui laisse d’énormes trous de la forme de ses gants. « Il paraissait vouloir garder toute son énergie pour les journalistes », raconte Norman Mailer. De fait, il continuait ses bravades en conférence de presse : « George Foreman veut garder toute sa concentration parce qu’il a beaucoup, beaucoup de soucis : il doit combattre contre moi’ ! »

Mobutu, dictateur sanguinaire du Zaïre avait fait de ce combat une déclaration politique montrant sa puissance. On raconte qu’il avait fait nettoyer Kinshasa de ses délinquant en pratiquant des exécutions arbitraires quelques mois avant la rencontre afin de les dissuader de venir ternir la « fête ».

Le combat d’Ali contre Foreman révèle le génie d’Ali qui adopte une tactique inatendue : il se cale dans les cordes et laisse son adversaire se fatiguer avant de contre-attaquer alors que lui même arrivait au bout de ses forces.

Il continue surtout d’assurer que le brutal tenant du titre ne pourra jamais l’atteindre car lui va danser sans s’arrêter. Juste avant le combat, dans son vestiaire, ses entraîneurs n’y croient pas, et le voilà qui les houspille : « Pourquoi vous faites cette tête On dirait que vous allez à un enterrement. Mais qu’est-ce qu’on va faire ce soir On va danser. Oui, je vais danser. » Plus personne ne le croit capable d’éviter les attaques de Foreman comme il se jouait de celles de Liston dix ans auparavant. Il est plus lourd, moins vif, moins en forme.

Mais c’est là tout le génie d’Ali et ce qui en fait le plus grand boxeur de tous les temps. Au cours de ce combat, il réinvente son style et s’adapte à son adversaire aussi bien qu’à ses propres conditions physiques. Après un premier round très intense où il défie Foreman et où il l’attaque à coups de directs du droit (ce qui ne se fait jamais entre deux boxeurs d’un même niveau tant cette attaque et dangereuse et correspond à une insulte aux capacités de l’adversaire), il se cale dans les cordes et s’applique à encaisser, à amortir les coups de boutoir de son adversaire. Quand petit à petit celui-ci se fatigue et titube presque, le monde de la boxe tremble. Au huitième round, Ali contre-attaque et met Foreman KO. Il a réussi l’impossible, et achève d’inscrire sa carrière dans l’histoire de la boxe.

This browser does not support HTML5 video

A lire et à voir pour aller plus loin  :

The trials of Muhammad Ali

de Bill Siegel

When we were kings,

de Leon Gast

Le Combat du siècle de Norman Mailer

Shadow Box de George Plimpton

Leave A Reply