Lug , quand les super-héros affrontaient la censure en France

Lug , quand les super-héros affrontaient la censure en France

Spécialisé dans les « petits formats », l’ancien éditeur lyonnais fut le premier à publier des récits produits par Marvel Comics à la fin des années 1960. Au festival Lyon BD (4-5 juin), une exposition revient sur son âge d’or et sur ses démêlés avec la commission chargée de censurer les publications pour la jeunesse.

 

Les nostalgiques de la bande dessinée « petit format », également appelée « BD de gare » ou « BD du pauvre », ont rendez-vous ce week-end à Lyon. Une exposition consacrée à l’ancienne maison d’édition Lug y est présentée, à l’occasion du festival Lyon BD. Ces trois petites lettres contraction de Lugdunum, le nom gallo-romain de la ville sont synonymes d’un épisode marquant de l’histoire de la bande dessinée dans son expression la plus populaire.

 

Si le nom de Lug ne dit pas grand-chose aux non-spécialistes, l’évocation des titres qu’elle a édités pendant près de quarante ans (1950-1989) rappellera d’inoubliables souvenirs à ceux qui, enfants, se sont plongés dans la lecture de fascicules appelés Kiwi, Blek, Mustang, Zembla, Strange, Spidey, Titans’ Importateur en France, dès 1969, des tout premiers récits de super-héros produits par l’américain Marvel Comics, Lug est aussi une maison d’édition qui a dû énormément composer avec la loi de juillet 1949 sur « la surveillance des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence », autrement dit la « censure ».

 

Créée au lendemain de la deuxième guerre mondiale par Alban Vistel, commandant militaire de la région de Lyon pendant la Résistance, et par le journaliste Marcel Navarro, la société a d’abord publié des bandes séries en noir et blanc de studios italiens mettant en scène des aventuriers ou des cow-boys. Le précurseur sera Tex Willer, un ranger du Texas bagarreur et roi de la gâchette. Le plus célèbre reste toutefois Blek le Roc, un trappeur affublé de deux fidèles compagnons, le jeune Roddy et le professeur Occultis, qui l’aident à échafauder des pièges contre l’oppresseur britannique. Lug créera également ses propres personnages, comme Zembla, un avatar de Tarzan sorti de l’imagination de Marcel Navarro.

Stimulé par le lancement de nouvelles séries, le succès en kiosque de ces fascicules à bas prix et au format pocket (13 x 18 cm) s’essoufflera au milieu des années 1960. Cherchant à compenser la baisse des ventes, la maison d’édition répondra alors favorablement à l’offre de Marvel qui cherchait, depuis quelque temps déjà, à introduire en France ses super-héros. Ce sera la naissance de Strange et l’arrivée, au pays d’Astérix, des X-Men, Iron Man, Daredevil et autre Homme Araignée (le premier nom de Spider-Man dans l’Hexagone). Les tirages repartiront de plus belle.

Claude Vistel, qui accompagna son père à la tête de Lug avant de lui succéder, se souvient de l’acquisition du catalogue Marvel au cours de l’année 1968.

A la fin des années 60, les super-héros de Marvel débarquent en France

C’est à partir de là que les ennuis commenceront pour Lug. Lancé en février 1969, un nouveau titre appelé Fantask, entièrement consacré aux comics américains, doit être arrêté par la maison d’édition après sept numéros, à la demande de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, un organe mixte installé dans les murs du ministère de l’intérieur chargé d’appliquer la loi du 16 juillet 1949. Votée au lendemain de la deuxième guerre mondiale alors que les bandes dessinées américaines déferlaient dans les « illustrés » français, celle-ci a pour objectif de protéger la jeunesse d’un certain nombre de maux, dûment énumérés : « le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits (‘) ».

 

« Des visions cauchemardesques »

 

Dans Fantask paraissent les Quatre Fantastiques, célèbre série de l’univers Marvel créée par Stan Lee et Jack Kirby. Et dans les Quatre Fantastiques, il y a’ Ben Grimm, alias la Chose, un homme de pierre à la force surhumaine. La réaction de la commission censure sera sans appel :

« Cette publication est extrêmement nocive en raison de sa science-fiction terrifiante, de ses combats traumatisants, de ses récits au climat angoissant et assortis de dessins aux couleurs violentes. L’ensemble de ces visions cauchermardesques est néfaste à la sensibilité juvénile », écrira son secrétaire général, Pierre Morelli, dans une lettre que Lug publiera dans le dernier numéro de Fantask afin d’expliquer la mort du magazine.

 

De nombreux lecteurs feront part de leur mécontentement par la suite par écrit. Parmi eux : l’écrivaine Françoise Mallet-Joris, « qui regrettait qu’on supprime ce genre de lecture à ses enfants », se souvient Claude Vistel ; ou l’auteur de science-fiction Jean-Pierre Andrevon.

La maison d’édition lyonnaise n’aura, dès lors, plus le choix : l’avenir de ses publications passera par l’autocensure. C’était déjà le cas du temps des bandes dessinées italiennes. Afin d’éviter les foudres morales de l’administration, il fallait alors effacer les pistolets des mains des cow-boys sur les « bromures » (tirages photos destinés à l’impression) à l’aide d’encres spéciales. Un atelier de retouche se chargeait de cette besogne, en plus de ses travaux habituels consistant à dessiner des couvertures ou remplacer les textes originaux par les traductions françaises. Avec la venue des super-héros quelque peu agités de Marvel, le « caviardage » va prendre des proportions inattendues.

 

La queue du Lézard tronquée

 

Une dizaine de jeunes dessinateurs et de « rédactrices » chargés d’identifier les scènes pouvant choquer les jeunes têtes blondes font alors partie des effectifs. Un personnage féminin se promène en sous-vêtements dans son appartement On le dote de vêtements sur le champ. Des onomatopées au trait épais accompagnent des coups de poing On les supprime méthodiquement idem des lignes de vitesse qui donnent du dynamisme à certaines actions. Une créature effrayante surgit au détour d’une case On lui redessine une tête plus sympathique, avec des dents moins pointues et une couleur de peau moins criarde. Des cadavres traînent dans un coin Effacés ! Une course-poursuite occupe deux pages Elle n’en fera plus qu’une, après une opération de découpe tenant du casse-tête.

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En plus de la Chose, deux personnages seront particulièrement surveillés. Tout d’abord le Surfeur d’argent à qui un slip sera ajouté (il n’en possédait pas lors de sa première apparition, dans un épisode des Quatre Fantastiques ; Marvel lui en ajoutera un également). Ensuite le Lézard, l’un des pires ennemis de Spider-Man, à qui l’on écourtera la queue pour le rendre moins méchant.

 

Un crève-coeur

 

Dessinateurs débutants à l’époque, Jean-Jacques Mitton et Ciro Tota ont participé à ces tâches ingrates au sein de l’atelier de la rue Emile-Zola. Un véritable crève-c’ur, se souviennent-ils : leurs coups de ciseaux et leurs aplats de gouache blanche ont massacré des planches entières signées des plus grands maîtres de la BD américaine, tels que Jack Kirby, John Buscema ou Steve Ditko. André Amouriq, qui dessinera plus tard Blek le Roc, avait fait de même chez Imperia, un concurrent lyonnais de Lug également spécialisé dans les « petits formats » (Super Boy, Garry, Targa’).

 

Censure de bandes dessinées pour la jeunesse, mode d’emploi

Ce travail de sape s’atténuera toutefois au fil du temps, l’évolution des m’urs ayant peu à peu raison de la loi de 1949. Ce n’est pas la censure qui mettra fin aux activités des éditions Lug (rachetées en 1989 par le Suédois Semic) mais l’érosion des ventes. Après avoir eu la cote pendant les années 1970 et 1980, les super-héros déclineront en effet pendant les années 1990, avant de renaître de leurs cendres plus récemment grâce à l’activité cinématographique de Marvel.

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Il arrive bien sûr aux anciens dessinateurs de Lug de regarder les films produits par la firme new-yorkaise. Truffées d’effets spéciaux, de bagarres épiques et de méchants plus patibulaires que jamais, leurs mises en scène survitaminées leur font dire que les temps ont bien changé.

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