Les carnets de route de  Ma Loute  , le cinéaste les producteurs et le journaliste

Les carnets de route de  Ma Loute  , le cinéaste les producteurs et le journaliste

Vendredi 13 mai, Ma Loute, huitième long métrage de Bruno Dumont, sortira en salles et sera projeté au Festival de Cannes, où il sera l’un des quatre titres français en compétition. Ce film cocasse et tragique entrechoque au début du XXe siècle, aux alentours d’une baie paumée du nord de la France, une famille de grands bourgeois tourquennois en villégiature (les Van Peteghem) et une tribu de prolétaires anthropophages (les Brufort) qui y exercent le métier de passeurs, faisant donc passer le gué aux huiles non sans les faire occasionnellement trépasser.

Au milieu de cette aimable cuisine de classe et de l’enquête qui en résulte, menée entre plage et dune par le colossal commissaire Machin, une aventure passionnelle éclot, impromptu, entre la fille et le fils de ces familles respectives, à ceci près que la fille est un fils et que l’autre fils ne le sait pas. Malaise, dirait-on, dans la civilisation. Bonheur plutôt, quoique fort trouble. Burlesque féroce des déterminants sociaux, érotisation de la lutte des classes, mécanisation du jeu de l’acteur, attaque tous azimuts contre les lois de la pesanteur, célébration tellurique de la beauté du monde, hymne amer à l’utopie de son partage.

Cette chose énorme et truculente, peu, sinon jamais vue dans le paysage raisonné du cinéma français, j’en ai suivi la préparation de A à Z, en accord avec le réalisateur et ses producteurs. En voici le récit, qui ramasse en six épisodes deux ans d’un travail collectif dont, face à l’écran, le spectateur ne soupçonne pas l’ampleur. Quelles raisons pour entreprendre un tel travail ‘ Enumérons, sur le pouce :

Dumont, Nordiste de 58 ans né à Bailleul, miraculeusement raté de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) et réchappé d’une carrière d’enseignant de philosophie, est, sans l’ombre d’un doute, l’un des plus grands cinéastes français de tous les temps.
Soutenu par la même maison de production depuis ses débuts (La Vie de Jésus, 1997), il taille depuis une vingtaine d’années un credo artistique d’airain qu’on résumera ainsi : je tourne en bas de chez moi une uvre matérialiste et métaphysique d’essence bressonienne dans des paysages arrachés à la peinture flamande, avec des non-professionnels en état de grande précarité.
Un beau jour, fait rarissime et mystérieux dans la carrière d’un cinéaste, la statue auteurale se fissure. Dumont démonte Dumont. C’est d’abord, en 2013, Juliette Binoche, actrice professionnelle s’il en est, qui interprète Camille Claudel, 1915. C’est ensuite, en 2014, une première réalisation pour la télévision (Arte), intitulée « P’tit Quinquin », mini-série en quatre épisodes qui prend la forme d’une comédie policière désopilante sur la côte d’Opale, avec meurtres dadaïstes, enquêteurs baroques et enfants rédempteurs, sise de nouveau dans le nord avec des inconnus.

L’histoire de ce reportage, et aussi bien du désir qui le sous-tend, commence ici. Dans l’admiration du travail mené par le cinéaste avec Juliette Binoche, transfigurée, puis dans la surprise épatée de la découverte du « P’tit Quinquin », dans le sentiment que quelque chose du destin artistique de Bruno Dumont change avec ce film, dans l’admiration que suscitent le courage et la prise de risque d’une telle remise en question. Il ne faut d’ailleurs pas longtemps pour se rendre compte que le pari est plus que réussi. Projetée en avant-première et dans son intégralité le mercredi 21 mai 2014 à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, la série y déclenche un enthousiasme dévastateur. Belle revanche pour Dumont en même temps qu’excellente affaire pour le blason de la Quinzaine, après que la sélection officielle dirigée par Thierry Frémaux eut trop longtemps « baladé » le film et son auteur. Se croisant à Cannes au cours d’un dîner, les deux hommes se toisent, et manquent d’en venir aux mains.

Trois mois plus tard, la diffusion de la série sur Arte entérine la première impression cannoise. Le succès est colossal : un million cinq cent mille spectateurs de moyenne. C’est un prodige, tant du point de vue du box-office ordinaire du cinéaste que de l’audimat de la chaîne culturelle. Le succès est tel qu’Arte annonce l’approbation du cinéaste pour une suite possible. Quant à Bruno Dumont, loin du battage médiatique, il vient déjà de mettre la dernière main au scénario de son nouveau long métrage de cinéma, provisoirement intitulé Dans la baie de la Slack. Nous le rencontrons entre ces deux présentations. La conversation filant, il évoque ce nouveau projet. Une comédie surréaliste mais pour le cinéma cette fois, doublée d’un film d’époque avec des acteurs professionnels et non-professionnels. En un mot, une gageure, et à la clé un film qui a des chances d’être très attendu.

Etant tacitement entendu entre nous qu’un énième reportage sur le tournage ne fera pas l’affaire, l’idée prend doucement corps durant la conversation. Il faut voir plus grand, viser la chronique, donner à comprendre au lecteur les tenants et les aboutissants de ce qui s’annonce comme un défi, une première dans le cinéma de Bruno Dumont, décomposer le processus de fabrication du film, en garder la mémoire, écrite et filmée à la fois. Chacun repart avec pour mission d’en convaincre ses « autorités de tutelle » respectives : 3B Productions pour le cinéaste, Le Monde pour moi-même.

C’est chose faite lors de la rencontre destinée à « officialiser » l’opération. Comme on est en France, la scène se déroule à La Butte aux Piafs, bistro bon enfant du boulevard Blanqui, le 15 septembre 2014. Il y a là Bruno Dumont, ses producteurs Jean Bréhat et Muriel Merlin, et moi. On s’entend sur l’essentiel : un suivi au long cours, un reportage multimédia sur le site du journal à la clé, à paraître lors de la première projection publique du film. Chacun s’engageant à jouer sa partition : ouvrir la porte le plus grand possible côté production, ne rien divulguer avant la date convenue côté journalistes.

Je dois à la vérité de dire quand bien même j’aurais trouvé en Bruno Dumont un interlocuteur d’une qualité et d’une disponibilité impressionnantes que les choses ne se passeront pas tout à fait comme, naïvement sans doute, je l’espérais. Bien des aspects du processus, tant artistiques (rencontre et essais avec les acteurs) qu’industriels (réunions de production, discussions avec les partenaires financiers), seront de fait gentiment escamotés. Plus frontalement, certains comportements, à la limite du sabotage, me laisseront penser que ma présence est perçue comme une menace pour l’intégrité du projet. Ainsi ai-je pu constater à quel point le secteur dit indépendant était aujourd’hui rattrapé par des m’urs venues de l’industrie lourde : obsession du contrôle, contractualisation des rapports, tentative de réduction de la presse au rôle d’adjuvant du marketing. Sans doute, la pression d’un marché du cinéma d’auteur qui rétrécit comme peau de chagrin y est-elle pour quelque chose.

En tout état de cause, le début de ces désagréments se manifeste dès la première rencontre, où tout le monde semble heureux de cette aventure hors piste, sauf une personne : Muriel Merlin. La productrice sonne avant qu’elle ait même commencé la fin de la récréation, me rappelant d’emblée à l’ordre du plan de communication : nécessité d’obtenir le feu vert de l’attachée de presse, rappel des prérogatives du futur distributeur du film, inquiétude d’une exigence d’exclusivité que je n’ai pas même formulée, etc. Quelques jours plus tard, en guise de réponse à un mail où je félicitais réalisateur et producteurs pour le succès du « P’tit Quinquin », elle me rappelle que la production se réserve le droit de distribuer des exclusivités à d’autres médias et me demande de préciser par écrit « les bases de notre collaboration », pourtant précisément circonscrites quelques jours auparavant. Ambiance. Au demeurant, rien de personnel là-dedans. Juste une facétieuse distribution des rôles chez AB Productions genre « good cop » (Bréhat)/« bad cop » (Merlin) que j’apprendrai à un peu mieux maîtriser avec le temps. Rappelons, entre parenthèses, que le troisième maillon, et cofondateur avec Jean Bréhat de cette honorable maison se nomme Rachid Bouchareb, son titre de cinéaste l’éloignant par la force des choses assez souvent de l’office de la production proprement dite. Je ne le croiserai, de fait, pas une seule fois en deux ans.

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