Les 13 choses que nous apprend la  fuite  du Tafta

Les 13 choses que nous apprend la  fuite  du Tafta

La page d’accueil de ttip-leaks.org, où Greenpeace a diffusé les documents fuités du Tafta.

Les 248 pages de documents de négociations du Tafta révélés lundi 2 mai par l’ONG Greenpeace donnent un accès inédit à l’état véritable des négociations entre Europe et Etats-Unis. La plupart des 16 documents de la fuite datent en effet de février ou de mars 2016, entre le douzième et le treizième cycle de négociations. Voici, pêle-mêle, ce qu’ils nous apprennent (attention, c’est parfois technique !).

Bruxelles et Washington veulent accélérer les négociations (mais pas trop)

Après trois ans de discussions, les pourparlers transatlantiques sont encore bien peu avancés, et ses promoteurs craignent qu’ils s’enlisent. C’est pour ça que, tour à tour, Angela Merkel et Barack Obama ont récemment appelé à accélérer les négociations, avec pour objectif un premier accord politique de principe sur tous les grands sujets d’ici à la fin de l’année 2016 (et du mandat du président américain)’ sans pour autant donner l’impression de sacrifier la protection des citoyens.

L' »état des lieux tactique » européen diffusé par Greenpeace, qui date de mars 2016, réflète cette ambigüité. Il explique que « les parties se sont accordées pour accélérer leur travail entre les cycles de négociation », pour « s’assurer que des progrès substantiels soient accomplis (‘) d’ici à la coupure estivale ». Mais l' »objectif supérieur » reste « la négociation d’un TTIP ambitieux et aux standards élevés, qui rencontre les intérêts de l’UE et des Etats-Unis ; ce qui signifie que la substance prévaudra sur la vitesse ».

Les Etats-Unis jouent de leur succès transpacifique

Comme le craignaient les Européens, la conclusion récente du traité transpacifique (TPP) avec onze Etats du pourtour pacifique a placé les Etats-Unis en position de force dans la négociation transatlantique. L' »état des lieux tactique » européen mentionne le TPP à 14 reprises sur 22 pages, tantôt pour proposer de s’aligner sur des propositions arrêtées dans cet accord « cousin » (sur le chiffrement des données, les essais animaliers ou les normes (phytosanitaires), tantôt pour souligner l’usage qu’en font les Américains (sur les règles s’appliquant aux entreprises publiques, par exemple, « les Etats-Unis ont réitéré leur position que le TTIP ne pouvait être vu comme moins ambitieux que (‘) le TPP »).

Washington bloque toujours sur plusieurs chapitres

Sans surprise, la négociation se présente sous bien des aspects comme un « donnant-donnant », et les Etats-Unis ne manquent pas de rappeler aux Européens qu’ils devront faire des concessions pour obtenir ce qu’ils souhaitent.

Ainsi peut-on lire que « les Etats-Unis ont signalé que les progrès sur les intérêts cruciaux de l’UE [sur les télécommunications] pourraient être accélérés si les discussions sur les flux de données et les installations informatiques avançaient plus rapidement (supposément parce que les opérateurs télécoms américains sont très intéressés par les transferts de données) ». Une manière de mettre la pression sur l’UE, très frileuse sur ce sujet à cause de l’absence de garanties sur la protection des données personnelles.

Washington continue aussi de refuser catégoriquement l’ouverture de négociations sur la convergence des normes en matière de services financiers, jugeant leur réglementation postcrise financière suffisante même si les Européens en font la condition sine qua non pour qu’un chapitre sur les services financiers voit le jour dans l’accord.

Enfin, les Américains conditionnent la levée de leurs restrictions concernant les exportations de gaz naturel à des concessions des Européens sur les chapitres « investissement » (avec les tribunaux d’arbitrage, voir le point n° 5) et « services » (voir le point n° 12).

Pas de réponse sur les marchés publics américains

Les Etats-Unis n’ont toujours pas dissipé les craintes des Européens sur la portée réelle de l’ouverture des marchés publics. Ces derniers s’inquiètent que ce chapitre déterminant pour leurs intérêts offensifs perde de sa substance si jamais un ou plusieurs Etats américains refusaient, malgré sa signature par l’Etat fédéral, d’appliquer le Tafta et d’ouvrir leurs marchés aux entreprises européennes. « Les Etats-Unis n’ont pas pu produire de réponse [sur ce sujet] et ont de nouveau souligné les difficultés et sensibilités qu’il suscitait », peut-on lire dans le document.

Encore beaucoup de chemin à parcourir pour les tribunaux d’arbitrage

Confrontée à une véritable insurrection de la société civile et des partis sur la question des tribunaux d’arbitrage dits « ISDS » (investor-State dispute settlement), supposés arbitrer les litiges entre Etats et entreprises, la Commission européenne avait mis en pause les discussions sur ce chapitre à la fin de 2013, le temps de mener des consultations et de proposer une nouvelle doctrine, avec un meilleur encadrement contre les abus de ce système.

Les documents nous montrent que la reprise des discussions, lors du douzième cycle de négociation, en février, a été très superficielle. « Les Etats-Unis ont principalement posé des questions factuelles et exploratoires sur les intentions européennes », peut-on lire dans l’état des lieux tactique de mars.

Si les négociateurs se félicitent d’une « atmosphère ouverte et constructive » (alors qu’on pouvait imaginer les Américains très réticents), les échanges se sont cantonnés aux aspects mineurs de la proposition européenne (la transparence du mécanisme, la précision de certaines définitions juridiques, la prévention des procédures parallèles et des plaintes frivoles), sans s’attaquer à la grande réforme institutionnelle, qui vise à instaurer une cour dotée de juges permanents et d’un mécanisme d’appel.

On ignore si les discussions sont allées plus loin lors du treizième round d’avril. Il est dès lors trop tôt pour savoir si les Américains accepteront  la proposition européenne, sans laquelle le Tafta pourrait bien ne jamais voir le jour, faute de soutien politique.

Pas d’accord sur la propriété intellectuelle

Selon les documents, les Etats-Unis refusent pour l’instant de mettre sur la table des « propositions concrètes » sur la protection de la propriété intellectuelle, qui concerne à la fois les brevets, les DRM (digital rights management « gestion des droits numériques », en français) sur les produits numériques et les mesures de rétorsion en cas de non-respect de la propriété intellectuelle.

Les Européens ont souligné auprès des Américains les problèmes politiques que pourraient poser leur proposition, visiblement très proche de celle du traité transpacifique, elle-même largement inspirée du défunt traité ACTA (même si l’idée de sanctions pénales au c’ur d’ACTA a déjà été écartée). « Mettre sur la table des propositions sensibles qui demanderaient des changements de la législation européenne et le faire à une étape avancée des négociations pourrait avoir un impact négatif sur les parties prenantes et a très peu de chances d’être approuvé », notent-ils.

Des difficultés pour protéger les appellations européennes

L’Europe aimerait obtenir des Américains qu’ils cessent d’utiliser 17 appellations de vins d’origine européenne dites « semi-génériques » (chablis, champagne, bourgogne ou encore chianti) dont ils s’étaient engagés dès 2005 à limiter l’usage. On apprend que les négociateurs de Washington s’y refusent, provoquant une « forte inquiétude » des Européens, qui promettent de poursuivre le bras de fer « au niveau politique ».

On ignore encore la position américaine sur le reste des indications géographiques (comme la mozzarella ou le parmesan).

Lire : Tafta : pourquoi les Etats-Unis peuvent produire mozzarella, chablis ou champagne

L’équivalence plutôt que l’harmonisation pour les normes actuelles

Pour faire converger les normes entre deux ensembles (l’un des objectifs primordiaux du Tafta), deux méthodes existent :

L’harmonisation : l’UE et les Etats-Unis modifient leurs normes respectives pour les faire converger.
La reconnaissance mutuelle : l’UE reconnaît la norme américaine comme équivalente à la sienne en termes d’ambition et de protection, et donc acceptable.

Le chapitre de « coopération règlementaire » qui a fuité montre que, pour l’instant, les négociateurs axent leurs efforts sur la deuxième méthode, moins ambitieuse mais bien plus simple. Les négociations ne sont pas encore suffisamment avancées pour qu’on sache selon quel processus, et dans quels secteurs précis se fera cette reconnaissance mutuelle.

L’UE propose en tout cas de supprimer les « doubles contrôles », qui conduisent aujourd’hui un produit américain à être inspectés à la fois aux Etats-Unis et en Europe pour vérifier qu’il respecte les normes : Bruxelles reconnaîtrait certaines autorités américaines comme autant compétentes que les siennes pour mener ces contrôles, et vice-versa.

Pour stimuler la volonté de convergence, les Américains souhaiteraient voir introduire un droit de pétition : n’importe qui pourrait demander des comptes à l’autorité de régulation sur une de ces règles, « si, par exemple, cette règle n’est plus assez efficace, pour protéger la santé [ou] la sécurité, [qu’elle] est devenue plus un obstacle qu’une aide, (‘) n’a pas pris en compte (‘) les changements technologiques, ou les avancées de la science et des techniques ».

De leur côté les Européens privilégient la mise en place de comités chargés de rapprocher les philosophies européenne et américaine en matière de réglementations. Au sommet de la pyramide, ils proposent d’installer un « organisme de coopération réglementation » (OCR) composé de technocrates des deux côtés de l’Atlantique.

On est loin du « parlement secret » qui modifierait des législations à son gré en dehors de tout contrôle démocratique, comme le craignaient certaines associations. Il s’agit davantage d’un forum de discussions, chargé d’organiser chaque année une grande réunion avec les « parties prenantes » (lobbys industriels, syndicats et organisations de la société civile) pour établir une liste des priorités en matière de convergence. L’UE précise que cette nouvelle institution n’aura aucun pouvoir législatif ou normatif, et que son agenda comme le compte-rendu de ses travaux seront publics. Greenpeace craint toutefois que « cette institution donne un rôle prééminent à l’industrie sur les citoyens, qui auraient du mal à s’approprier ses procédures complexes pour faire entendre leur voix ».

D’autant qu’en dehors de l’OCR, certains comités thématiques du Tafta ne devraient pas être ouverts aux parties prenantes, à l’image du « groupe de travail sur les produits de l’agriculture moderne », qui serait par exemple amené à discuter (et donc influencer ) du refus des Etats européens à homologuer un organisme génétiquement modifié (OGM).

Un rapprochement transatlantique pour définir les futures normes

Plusieurs aspects du Tafta pourraient, en l’état, modifier la façon dont seront conçues les futures réglementations des deux côtés de l’Atlantique.

Les Etats-Unis réclament en effet de faire participer leurs experts au « processus de développement » des normes au sein du Comité européen de normalisation (CEN) et sa déclination pour l’électronique et l’électrotechnique, le Cenelec « sans garantie de réciprocité » pour les experts européens aux Etats-Unis.

En outre, Washington propose une implication systématique des « parties prenantes » (lobbys industriels, syndicats, société civile’) dans tout projet de régulation. Selon son plan, les autorités seraient contraintes de publier leurs projets de textes (avec leur justification précise et les principales alternatives considérées) avant toute décision définitive, pour donner aux parties prenantes la possibilité de les commenter.

Les Américains insistent sur la systématisation des études d’impact (« regu­latory impact assessment »), qui devraient inclure notamment « l’examen des alternatives réglementaires ou non réglementaires (‘) envisageables (y compris l’option de ne pas réguler)' ».

Les Européens, moins radicaux dans les mots, insistent davantage sur l’échange d’informations entre Europe et Etats-Unis pour limiter les risques de divergence. Un « mécanisme bilatéral de coopération » pourrait jouer le rôle de canal de communication permanent pour tenir informés les Américains de tous les projets de régulation européens (et vice-versa), en leur permettant de proposer en amont une harmonisation ou une reconnaissance de l’équivalence des régulations.

Attendus au tournant sur ces sujets, les négociateurs ont pris soin d’écarter toute portée contraignante à ces échanges, et à stipuler noir sur blanc dans leurs propositions que ces procédures ne pourraient jamais bloquer ou retarder les processus de régulation d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Ce qui suggère qu’on resterait dans la droite ligne des forums de coopération américano-européens mis en place depuis déjà plusieurs années.

Ce chapitre peut toutefois inquiéter par l’absence de référence au principe de précaution, central dans la production des normes en Europe, pour contrebalancer la logique de l’analyse de risques et de la « preuve scientifique », chère aux Américains. La commissaire européenne chargée du commerce, Cecilia Malmström, l’avait pourtant suggéré très récemment, et la référence symbolique à ce principe (présent à l’article 191 du traité européen) figurait dans la position de négociation officielle de l’Europe sur la coopération réglementaire. Reste à voir si les Européens pousseront cette proposition plus tard dans la négociation.

Des droits de douane en passe d’être éliminés

Ils sont déjà faibles dans la plupart des secteurs, mais les droits de douane devraient être réduits à la portion congrue avec le Tafta. Un document plus ancien, datant de novembre 2015, évoque une élimination à terme de 97 % des tarifs douaniers, dont 87,5 % dès l’entrée en vigueur de l’accord.

Les Etats-Unis n’ont pas encore accepté l’exclusion des services audiovisuels

Cette exclusion, présente dans le mandat de négociation européen du fait du combat de la France pour l’exception culturelle, figure encore entre crochets dans le chapitre sur la libéralisation des services. Cela signifie qu’il s’agit pour l’instant d’une proposition européenne, pas encore acceptée par les Etats-Unis. Il ne fait toutefois aucun doute que le Tafta ne pourrait être approuvé côté européen sans cette clause.

Aucune information sur le sort des services publics

Les textes divulgués par Greenpeace posent des cadres très généraux, et assez communs, pour la libéralisation des services (c’est-à-dire la mise en concurrence et le traitement équitable des fournisseurs nationaux et étrangers, et la suppression des monopoles publics). Ils confirment que cette libéralisation s’appliquera à tous les niveaux de gouvernements (UE-Etats-Unis, Etats et collectivités locales), mais on en sait peu sur les secteurs qui seront concernés.

En l’état, le chapitre exclut seulement du champ de la libéralisation les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est-à-dire l’armée, la police, la justice, etc. Les annexes qui précisent dans le détail les exemptions de services réclamées par l’Europe et les Etats-Unis (pour protéger leurs services publics, notamment) n’ont pas encore été révélées.

Un site Web pour les PME

Pour lutter contre l’image d’un traité qui bénéficierait seulement aux multinationales, ses promoteurs mettent en avant depuis plusieurs mois la négociation d’un chapitre spécifique pour les petites et moyennes entreprises (PME). La version en chantier qu’a fait fuiter Greenpeace montre que sa substance se résume pour l’essentiel à la création d’un site Web états-unien qui centraliserait toutes les informations censées faciliter l’internationalisation des PME, comme les droits de douane, les normes et les procédures d’import-export (ce site existe déjà côté européen). Seule l’Europe fait la proposition que ce service soit totalement gratuit.

Le reste du chapitre se résume à des v’ux pieux : Union européenne et Etats-Unis sont censés accentuer « l’échange d’informations » et de « bonnes pratiques » et « prendre en compte » les suggestions des PME en termes de régulations, le tout sous l’égide d’un nouveau « comité sur les questions relatives aux PME ».

Aucune proposition n’est pour l’instant sur la table pour réduire le coût d’accès des PME au très onéreux mécanisme d’arbitrage, par exemple.

Maxime Vaudano

Si vous avez des remarques, des analyses sur d’autres aspects des documents divulgués, n’hésitez pas à m’en faire part à l’adresse vaudano[at]lemonde[point]fr.

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