Le sexe langue étrangère , l’american sex dream va-t-il nous dévorer ‘

Le sexe langue étrangère , l'american sex dream va-t-il nous dévorer '

Le Monde
| 18.09.2016 à 07h26
Mis à jour le
18.09.2016 à 15h13
|

Par Maïa Mazaurette

Personne ne peut nier que nous nous anglicisons à toute vitesse, et c’est encore plus vrai pour le sexe. Pourtant, l’érotisme à la française est toujours là, nous dit Maïa Mazaurette.

Alarmisme oblige, les Français adorent raconter leur rapport avec les Américains sous l’angle des guerres gallo-romaines : nous sommes assiégés, mais nous faisons face. Sexuellement, ce n’est pas tout à fait faux. Nous sommes uniques (comme tout le monde)’ mais également sous influence.

Au commencement était le Verbe. Si personne ne peut nier qu’on s’anglicise à toute vitesse, c’est encore plus vrai pour le sexe : faute de mots francophones capables d’échapper au trio médical/enfantin/vulgaire (voir la semaine dernière au sujet du sexting), faute aussi d’une syntaxe facilitant les néologismes, nous empruntons massivement nos acronymes et nos mots-valises à l’anglais. Comment dire slut-shaming (« intimidation des salopes ») sans se perdre dans « la culpabilisation et l’humiliation de femmes perçues comme trop sexuelles dans leur comportement et/ou leur habillement » ‘ Comment dit-on MILF (mother I’d like to fuck littéralement « mère que j’aimerais baiser ») en français ‘ Et dadbod (contraction de dad body), manscaping (l’ensemble des soins du corps pour les hommes), friend with benefits (ami avec qui l’on a aussi des relations sexuelles) ‘ Un sugar daddy est-il un mécène, un maquereau ou un papy-gâteau ‘ Pas simple.

Mais pas non plus de quoi s’inquiéter, puisque nous ne nous anglicisons que quand notre langue se donne au chat. Nous résistons par exemple vaillamment à toute notion de travail dans le sexe : point de handjob, blowjob ou rimjob parmi nous, seulement des coups de main, des fellations et des feuilles de rose. Les Immortels peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

Lire aussi :
 

Sexe : il n’y a pas de mauvais coups, que des mauvais couples

Codification des rapports

Il serait cependant trop facile de limiter notre inspiration à la langue de Shakespeare (pardon, de Beyoncé) : quand nous prenons le mot, nous succombons aussi aux comportements. C’est vrai du date, qui s’incruste en douce dans nos habitudes. Sauf qu’à la différence du simple rendez-vous où l’on fait connaissance, le date sous-entend une activité commune il est plus codifié, alors que personne ne se demande jamais quoi faire à un rendez-vous (pas besoin de planifier un saut en parachute).

Cette influence du dating est d’autant plus présente que la plupart des applications de drague et des réseaux sociaux sont d’origine américaine. Il n’est pas innocent que Facebook propose d’officialiser ma relation, que Tinder suggère d’aller draguer avec ses amis, que Bumble demande aux femmes de faire le premier pas, que The League ne s’adresse qu’aux élites, ou qu’il existe des sites communautaires spécialement destinés aux juifs ou aux amateurs de chiens.

Pendant que les Français se complaisent dans le flou artistique de la séduction en zone grise, les Américains préfèrent tout expliquer et tout nommer

La codification des rapports prend des formes surprenantes du point de vue européen : les Américains adorent superposer (tout en sachant s’en affranchir, je précise) des catégorisations à tiroir. Il y a les bases empruntées au base-ball, les rules (les règles, pour trouver un mari), le game (des techniques de drague importées en France par de nombreux experts, qui vont du coaching à la programmation neuro-linguistique)’ Pendant que les Français se complaisent dans le flou artistique de la séduction en zone grise, les Américains préfèrent tout expliquer et tout nommer.

Ces certitudes sont terriblement rassurantes quand on se demande si l’autre nous aime, si on lui plaît : la tentation est réelle, pour nous, de se rabattre sur ce terrain si balisé. C’est également vrai pour le consentement et le fameux yes means yes en discussion sur les campus américains l’approbation consistait jusqu’à récemment à ne pas dire non, mais comment faire quand on a trop bu ou que la victime est terrorisée ‘ Ces questions traversent non seulement le féminisme français, mais notre société tout entière, avec un doute lancinant : et si finalement les Américains avaient raison ‘ Et s’il fallait dire le désir ‘

Lire aussi :
 

Sexe en vacances : vacance du sexe

Disney et comédies romantiques

Retournons donc à notre relation américaine idéale. Pour caricaturer : après quelques mois de dating, de préférence à l’université, les amoureux se livrent à the talk pour aborder la question de la fidélité. L’homme dispose ensuite de deux ans grand maximum pour faire sa proposition, armé d’une bague coûtant un ou deux mois de salaire. Ils vivront heureux et auront beaucoup de cupcakes.

Ces particularismes culturels nous imprègnent plus que nous ne l’imaginons : ma génération est bien plus obsédée par les fiançailles que celle de mes parents. Idem pour le mariage, avec une pression portée sur la cérémonie plutôt que sur le long terme. Ne parlons même pas des enterrements de vie de célibataire, des bridal showers ou des baby showers, consistant à se faire couvrir de cadeaux par ses amis avant un mariage ou une naissance. Ridicules, la demande amoureuse à genoux, le gros diamant ‘ Peut-être, mais ce sont les dessins animés de Disney et les comédies romantiques hollywoodiennes qui ont tracé les contours de l’amour parfait. Nous n’avons pas d’autres modèles.

Cette situation se retrouve dans nos sexualités, très soumises aux films hollywoodiens. Or leur succès commercial dépend de leurs audiences lors du week-end d’ouverture : pour ratisser large, impossible de zapper le public adolescent. Eviter une classification « R » (interdit aux moins de 17 ans non accompagnés) implique de censurer toute nudité à caractère sexuel. Comment alors montrer que les héros font l’amour ‘ En passant du baiser langoureux à quelques gros plans sur un dos, une cuisse, une main qui se crispe, puis des amants qui se réveillent en slip et débardeur. La passion s’exprime par la vitesse du passage à l’acte (on prend rarement le temps des préliminaires) : c’est moins risqué à l’image, et les scénaristes peuvent rapidement passer à autre chose (John va-t-il comprendre que c’est Sarah qu’il aime, bon sang de bois ‘).

Où est l’érotisme à la française ‘

Ce serait innocent si les salles noires restaient du cinéma. Mais lors de notre éducation sexuelle, nous avons le choix entre la pornographie et cette première nuit toujours identique, et toujours présentée comme romantique. Nous estimons, à raison d’ailleurs, qu’il s’agit d’une norme rassurante pour tout le monde. Du coup, lorsque nous voulons (r) assurer, nous faisons comme à la télé. Si vos premières nuits suivent le script baiser fougueux + déshabillage express + pénétration vaginale, il y a de fortes chances que vous couchiez globish.

Côté fantasmes, même grand écart entre pornographie et romance. Hollywood a ses personnages préférés (ses tropes : l’ingénue, la femme fatale, la copine fofolle, le bad boy, le mari fiable’) de même que les tubes pornographiques présentent des niches spécifiques à la sensibilité américaine, mais qui inondent nos mots-clefs (l’interracial, la teen-tout-juste-majeure, la Latino’). Ces types fantasmatiques influencent donc à la fois nos fantasmes amoureux et nos fantasmes sexuels.

Vous vous sentez cernés ‘ C’est bien normal : si l’américanisation touche à la fois le langage, la rencontre, les pratiques sexuelles, le mariage et les rêveries, on se demande comment dorloter notre érotisme à la française. Et pourtant il est là moins visible parce que moins nommable, moins grande gueule parce qu’implicite, moins facile parce que jouant de doubles langages et d’émotions bancales : la partie immergée de l’iceberg, massive, solide. Le petit village résiste, et continue de rayonner. Jusqu’aux Etats-Unis, d’ailleurs, où l’on célèbre volontiers le French kiss, la French touch et le French love. Un comble, non ‘

Retrouvez la chronique sexualité de Maïa Mazaurette tous les dimanches matins dans La Matinale du Monde.

Leave A Reply