Le recours abusif aux CDD s’est multiplié depuis 1990

Le recours abusif aux CDD s'est multiplié depuis 1990

Le Monde
| 03.05.2016 à 10h26
Mis à jour le
11.05.2016 à 12h28
|

Par Francine Aizicovici

Le gouvernement a fini par renvoyer la patate chaude aux partenaires sociaux : c’est eux, dans le cadre de la négociation sur l’assurance-chômage, qui devront décider s’ils se lancent ou pas dans la surtaxation des contrats à durée déterminée (CDD) pour limiter la précarité.

L’idée de moduler les cotisations patronales à l’Unedic, autrement dit de les alourdir, en fonction de l’intensité du recours aux CDD est ancienne et défendue par des syndicats aussi différents que la CGT et la CFDT. Le gouvernement l’a mise en pratique sans succès en 2013 et il a, un temps, envisagé de présenter un amendement à ce sujet dans le projet de loi travail avant d’y renoncer pour ne pas s’aliéner le patronat, le Medef ayant menacé de quitter la table des négociations.

Reste cette question majeure : comment faire pour lutter contre la précarité, dont les jeunes peu ou pas diplômés sont les premières victimes ‘ Et comment inciter les entreprises à embaucher en contrat à durée indéterminée (CDI) dans un pays où les recrutements en CDD représentent désormais 87 % des embauches ‘

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Le patronat fustige le projet de surtaxation des CDD

Patronat et syndicats s’y sont déjà essayés, mais sans succès. Ils ont institué, dans leur accord interprofessionnel du 11 janvier 2013, une taxation modulée des CDD de moins de trois mois et des CDD dits « d’usage » dans certains secteurs d’activité (audiovisuel, hôtellerie-restauration, déménagement, etc.). Echappaient à ces ponctions les contrats d’intérim et les CDD utilisés pour des remplacements de salariés absents ou pour des activités saisonnières. Mais ce dispositif n’a pas eu l’effet escompté, les rentrées supplémentaires dans les caisses de l’Unedic n’ont été, en 2014, que de 70,4 millions d’euros, contre 150 à 200 millions attendus.

« La législation est peu respectée »

Pour quelles raisons ce dispositif a-t-il mal fonctionné ‘ « Dans la mesure où nous avions exonéré de taxation les CDD de remplacement et pour les travaux saisonniers, nous pensons que les patrons ont détourné le dispositif en qualifiant de CDD de remplacement la plupart de leurs CDD pour ne pas être taxés », estime Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe de la CFDT. Cette fraude est un exercice facile « puisque l’Urssaf ne vérifie pas les motifs de recours aux CDD », précise Mme Descacq, dont le syndicat a élaboré un nouveau projet.

« La législation en matière de CDD et d’intérim est très peu respectée en France, constate un ancien inspecteur du travail. Il y a une explosion des CDD alors que depuis la dernière loi sur ce sujet, de 1990, il n’y a pas eu d’assouplissement, hormis la loi Rebsamen du 17 août 2015 sur le dialogue social, qui a autorisé deux renouvellements au lieu d’un seul. »

« Les abus sont fréquents, témoigne un inspecteur du travail. Mais comme bien des collègues, je ne dresse un procès-verbal (PV) que pour les pires excès car nos procureurs sont en général perméables à l’idéologie dominante », consistant, selon lui, à mettre en sourdine le code du travail au nom de la préservation des emplois, même illégaux.

Risque limité

Au ministère du travail, la Direction générale du travail ne dispose pas de statistiques globales sur les abus, seulement des remontées par les inspecteurs du travail à la suite de contrôles en entreprise.

Pour reconnaître un abus, y compris pour les CDD d’usage, « le critère est qu’il ne doit avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir un poste permanent, qui lui relève du CDI », souligne Hélène Masse-Dessen, avocate à la Cour de cassation, qui a fait requalifier plusieurs fois des séries de CDD en CDI. Comme dans l’arrêt du 16 mars 2016, concernant un chef opérateur à France Télévisions. Entre 1983 et avril 2009, il avait eu 769 contrats à durée déterminée successifs. « Dans l’audiovisuel, des sociétés ont été condamnées un très grand nombre de fois pour le recours à des CDD successifs, qui est un mode de gestion habituel mais frauduleux », souligne l’avocate.

« Face à la complexité croissante du droit du licenciement économique avec la jurisprudence, les employeurs ont recherché d’autres voies que le CDI, comme le CDD, l’intérim, la sous-traitance », quitte à être hors la loi, analyse Jean-Christophe Sciberras, ancien président de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). D’autant, ajoute-t-il, que « le risque de contentieux est limité. Sociologiquement, les personnes en contrat précaire n’ont pas pour premier réflexe d’aller voir un avocat en cas d’abus ».

Dans l’hôtellerie-restauration, les abus du recours au CDD d’usage pour des « extras » ne sont pas rares. Mounir, la cinquantaine, a travaillé chez un traiteur parisien de renom, en tant que maître d’hôtel « extra », durant douze ans, jusqu’à « 200 heures, voire 300 heures, par mois, selon un contrat tacite à la journée. On avait tous les devoirs d’un CDI, être à l’heure, disponible à tout instant’ Mais on n’avait pas les avantages du CDI : mutuelle, intéressement’ ». C’est après avoir posé une question sur sa situation à la direction qu’il a été écarté. Mounir a pu faire requalifier son contrat en CDI. La société a perdu en appel. « Mais je traîne encore ce fardeau car dans ce petit milieu des grands traiteurs, tout se sait. »

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