Le champion du monde d’échecs Viktor Kortchnoï est mort
Le Monde
| 07.06.2016 à 19h26
Mis à jour le
07.06.2016 à 20h24
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Par Pierre Barthélémy
Les échecs sont un bestiaire d’animaux sauvages et de monstres sanguinaires. A ne prendre que la liste des champions du monde, on retrouve notamment Tigran Petrossian « le boa constrictor », Garry Kasparov « l’ogre de Bakou », Vishy Anand « le tigre de Madras » et, aujourd’hui, Magnus Carlsen, surnommé « Sauron » pour sa capacité à tout voir, comme le personnage maléfique du Seigneur des anneaux.
Le joueur suisse d’origine russe Viktor Kortchnoï n’a jamais décroché la couronne mondiale, mais c’était tout de même « un lion ». Un vieux lion ombrageux, mort lundi 6 juin à Wohlen (Suisse), à l’âge de 85 ans.
C’était un lutteur intraitable, d’une pugnacité tirée d’une enfance difficile. Né le 23 mars 1931 à Leningrad l’actuelle Saint-Pétersbourg , il souffre de la malnutrition lorsque la ville est assiégée par l’armée allemande. Plusieurs des membres de sa famille meurent, à commencer par son père, tué au front en 1941, qui lui a appris à jouer aux échecs quelques années auparavant.
C’est dans le jeu des rois que Viktor Lvovitch Kortchnoï trouve sa voie. La guerre n’est pas encore terminée qu’il joue déjà en club à Saint-Pétersbourg. En 1947, il est champion junior d’URSS et, en 1956, grand maître international.
Comme joueur, Kortchnoï aura eu plusieurs vies. Entre 1960 et 1970, il remporte tournoi sur tournoi et quatre fois le titre de champion d’URSS mais ne parvient pas à se qualifier pour la finale d’un championnat du monde. Au début des années 1970, la quarantaine venue, âge où s’estompent les qualités cognitives indispensables à ce sport de l’esprit, Kortchnoï semble sur le déclin. C’est pourtant alors que sa deuxième vie commence lorsqu’il se qualifie en 1974 pour la finale des candidats au titre mondial.
C’est un match des extrêmes. D’un côté de l’échiquier, Anatoli Karpov, 23 ans, chéri du régime, de l’autre, Kortchnoï, catcheur vieillissant d’un individualisme peu en rapport avec l’image que veut donner l’URSS de l’Homo sovieticus. « Durant ce match, affirmera par la suite Kortchnoï, on a délibérément favorisé Karpov, Russe de l’Oural, blond, fils d’ouvriers et membre du parti, à mon détriment, moi qui suis brun, juif, diplômé d’histoire et d’origine bourgeoise. On m’a donné des entraîneurs médiocres, mes plans ont été divulgués par des fuites’ »
Espionnage et crise de nerfs
Après vingt-quatre parties au cours desquelles une haine farouche s’installe entre les deux hommes, Karpov gagne d’un cheveu le droit de rencontrer le tenant du titre, Bobby Fischer. L’affrontement n’aura jamais lieu. La Fédération internationale des échecs refusant de se plier aux conditions draconiennes du fantasque Américain, celui-ci abandonne son titre à Karpov.
Juillet 1978. La mousson rince Baguio City (Philippines) où se joue le championnat du monde opposant Karpov à Kortchnoï. Un match à l’intensité dramatique unique, vacillant entre espionnage et crise de nerfs, dont Richard Dembo s’inspirera largement pour son film La Diagonale du fou. Depuis 1974, la donne a changé.
Au cours d’un tournoi disputé à Amsterdam en 1976, Victor Kortchnoï s’est précipité dans un commissariat et a demandé l’asile politique. Présenté comme un renégat dans son pays, déchu de la nationalité soviétique, le dissident, en lequel beaucoup voient le « Soljenitsyne des échecs », a laissé sa femme et son fils en URSS, dont ils ne peuvent sortir. Sa soif de revanche est démesurée. Kortchnoï symbolise la liberté et Karpov la dictature.
Un bagarreur féroce
Le match de Baguio sera empoisonné par la présence, dans les « valises » de Karpov, du « docteur » Zoukhar, un parapsychologue censé réconforter le champion soviétique, mais en lequel Kortchnoï ne cessera de voir un hypnotiseur voulant l’envoûter. Vite mené au score, le dissident effectue une incroyable remontée et revient à cinq points partout. Le titre sera décerné au premier qui totalisera six victoires. Karpov, groggy, ne pèse plus que 47 kg, mais il rassemble ses forces et conserve son titre.
Kortchnoï revient à la charge en 1981, mais son heure est passée. Ce n’est pas pour autant celle de la retraite. Sa troisième vie commence, celle du vieux lion. Trente-cinq ans durant, il continue d’installer son crâne déplumé devant un échiquier. A 75 ans, on voyait toujours son nom dans le top 100 mondial et, Kortchnoï, avec son style de bagarreur féroce, rugissait toujours.