L’affaire Boaty McBoatface ou pourquoi il ne faut jamais demander l’avis des internautes
The Natural Environment Research Council (NERC), organisme public britannique pour la recherche environnementale, avait un objectif louable : faire connaître au grand public sa mission en les invitant à participer à un jeu sur Internet, et se payer une campagne de publicité à peu de frais. Comme souvent lorsqu’un organisme à acronyme ou une marque s’abandonne au marketing viral, ça a mal tourné.
Le jeu consistait à voter en ligne pour le nom du futur navire du NERC, qui mènera à partir de 2019 des recherches cruciales sur le réchauffement climatique, la fonte des glaces et les écosystèmes dans les eaux arctiques.
Première erreur : n’importe qui pouvait proposer n’importe quel nom. Après quelques semaines de vote, et beaucoup d’articles de presse, le vainqueur n’a pas été HSS David Attenborough, du nom du chercheur naturiste, ou le HSS Poppy-Mai, en hommage à une fillette atteinte d’un cancer incurable. Ce fut Boaty McBoatface, variante d’une très veille blague de gamins qui consiste à entourer un mot de « Mc » et « Face ». Comme HorseyMcHorseFace, DoggyMcDogface, Tired McTiredface’ C’est modulable à l’infini. Hahaha !
Un peu gênés, les responsables du NERC ont remercié tout le monde d’avoir participé, et rappelé que la décision finale de nommer leur navire ultramoderne à 250 millions d’euros leur revenait. « Vous imaginez un des plus grands laboratoires mobiles du monde naviguant vers l’Antarctique avec le nom que vous suggérez inscrit sur son flanc ‘ », a demandé le ministre des sciences Jo Johnson, prenant le ton du prof de sports qui admoneste ses élèves pour avoir choisi un nom d’équipe ridicule.
Comme le rappelle le site Business.com, « le client a toujours raison, sauf dans le marketing viral ». Le HSS Boaty McBoatface ne naviguera jamais.
Thank you all for supporting our #NameOurShip campaign. The final decision will be announced in due course. pic.twitter.com/yg4VHvNrm5
‘ NERC (@NERCscience) April 17, 2016
C’est le problème auquel on peut se retrouver confronté lorsqu’on utilise ce genre de techniques comme une béquille pour faire sa publicité : ça se retourne facilement contre vous. Internet est plein de forums et d’espaces de discussions où le seul fait qu’un concours soit ouvert, comme celui du NERC, est une invitation à le faire dérailler. Les exemples abondent de marques ayant tenté de vendre un produit en demandant leur avis au peuple numérique : la réponse prend la forme d’une campagne coordonnée pour la ridiculiser.
En 2012, le magasin Walmart demandait où Pitbull devait donner un concert. Quand c’est la ville de Kodiak (Alaska) qui l’a emporté, le rappeur, beau joueur, s’y est rendu. En revanche, Justin Bieber n’a pas honoré le résultat du sondage qui voulait l’envoyer jouer en Corée du Nord. La marque Mountain Dew avait monté une grande opération pour que les internautes nomment sa future boisson. Elle s’est retrouvée avec « Hitler n’a rien de fait mal » en haut de la liste, après avoir attiré l’attention du forum 4chan.
Et les organisateurs le savent bien. C’est un risque à prendre pour une couverture médiatique presque gratuite. Sans la victoire de « Boaty McBoatface », beaucoup moins de gens seraient au courant de l’existence du futur navire, et des missions cruciales qu’il mènera. La question qui se pose maintenant est de savoir « s’il faut faire plaisir au public et énerver la communauté scientifique, ou perdre la sympathie que le concours a créée ».
Une autre façon de voir le problème est résumé par Stephen Moss dans le Guardian :
« Il y a deux réponses à cette débilité ambiante : la grande joie de voir le public britannique moquer l’autorité à la manière des Monty Python ; ou le désespoir face à notre refus de prendre quoi que ce soit au sérieux. En réalité, l’anarchisme inhérent aux réseaux sociaux induit qu’il est désormais presque impossible d’organiser le moindre vote en ligne sans se prendre un iceberg numérique. »
Autrement dit, « ne faites jamais confiance au public ».
L’histoire qui se rapproche le plus de celle de « Boaty McBoatface » est un de premiers cas de trolling massif sur un vote en ligne. En 2007, Greenpeace a demandé au internautes de nommer une baleine à bosse afin de mettre en garde contre la chasse de cet animal par le Japon. La possibilité de proposer son propre nom a abouti à la victoire écrasante de « Mr. Splashy Pants ».
D’abord exaspérés, les responsables de l’ONG ont tenu parole et Mr. Splashy Pants’ est aujourd’hui le symbole de la lutte contre la chasse à la baleine au Japon, qui se poursuit actuellement malgré un jugement de la Cour internationale de justice (CIJ)
Luc Vinogradoff
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