François Rollin appelle ses collègues humoristes à  réenchanter le monde 

François Rollin appelle ses collègues humoristes à  réenchanter le monde 

Cela fait six mois que j’ai enterré Victor, 25 ans, au cimetière du Père Lachaise. Victor Munoz, abattu comme un chien, le 13 novembre 2015, à la terrasse de la Belle Equipe. C’était le meilleur ami de mes deux grands, il venait souvent à la maison, je ne l’oublierai jamais : un beau gamin, dynamique, joyeux, inventif, courageux, tolérant et doux. Un parangon de jeune, pour utiliser un mot venu d’Espagne, comme la famille de Victor.

Certes, je n’en étais pas à mon premier enterrement. Mais d’habitude, et fort opportunément, ce sont plutôt des vieux qui meurent, alors on se retrouve au cimetière entouré de vieux, et on se réconforte avec philosophie. On dit : « C’est trop tôt, bien sûr, c’est toujours trop tôt, mais il ou elle aura fait un beau parcours ; il ou elle va bien nous manquer, mais que veux-tu, c’est comme ça, c’est la vie, c’est la roue qui tourne », et on va s’en jeter un petit pour se consoler, avenue Gambetta ou rue Froidevaux.

Pour Victor, il n’y avait quasiment pas de vieux, à part moi : il y avait trois ou quatre cents jeunes, garçons et filles de 20 à 30 ans, la France de demain, en somme’ des centaines de jeunes effondrés, anéantis, inondés de larmes, serrant leurs pauvres fleurs contre leurs c’urs terrassés’ et chaque fois que je croisais leurs yeux mouillés, il me semblait lire dans leur regard incrédule cette question : « C’est donc ça, le monde que vous nous proposez ‘ Un monde où les copains meurent pour avoir eu l’audace de boire un café en terrasse ‘ C’est pour ce monde-là que vous nous avez demandé de bien nous tenir, de nous brosser les dents, de passer notre bac, de traverser dans les clous et de dire bonjour à la dame ‘ Et du reste, tout ça on l’a bien fait ! C’est pour vivre ça ‘ ! Par hasard, vous ne vous seriez pas un peu foutus de notre gueule ‘ »

J’ai ressenti, ce matin-là, la nécessité impérieuse de dire et faire désormais tout ce qui est en mon pouvoir pour réenchanter, autant que faire se peut, ce monde sinistré, pour retrouver un sourire, pour refonder une espérance. En ce qui me concerne, je considère que mon travail n’aura plus de valeur ni de sens, s’il ne prend pas en compte cette mission sacrée.

Réenchanter le monde, c’est l’affaire de tous, bien entendu, mais c’est surtout l’affaire de ceux qui délivrent une parole publique, journalistes, politiciens, intellectuels, artistes de tout poil, et parmi ceux-là, plus particulièrement encore, c’est, j’en ai l’intuition, l’affaire de ma famille : celle des humoristes.

« Mieux placés que d’autres pour renvoyer l’ascenseur »

Pour être administrateur de la SACD (une des grandes sociétés de perception et de répartition des droits d’auteur), je sais le poids considérable que pèsent les humoristes, tous genres et tous supports confondus, dans la création contemporaine, et l’audience le plus souvent méritée dont ils bénéficient auprès d’un public extrêmement large. Ce sont quelque deux ou trois cents artistes, hommes et femmes, acteurs, performeurs, imitateurs, chansonniers, dessinateurs (ceux qui restent’), chroniqueurs, billettistes, auxquels j’ajoute les grands noms du divertissement audiovisuel, Ruquier, Nagui, Sébastien, Drucker, Reichmann, Boccolini, Hanouna, Ardisson, Moustic, de Caunes, et pardon à ceux que je ne peux citer ici, car ils sont tous bienvenus’

Certes, nous ne sommes pas, nous humoristes, le moins du monde responsables des tragédies de 2015. Mais, lorsque je regarde dans le rétroviseur, il m’arrive de me reprocher mon insouciance d’avant, ma négligence, et même ma prospérité’ et ces regrets redoublent ma détermination d’aujourd’hui. Quelle prospérité ‘ Que les choses soient bien claires : ni moi ni aucun de mes confrères et cons’urs n’avons profité, au sens des ignobles « profiteurs de guerre », des années critiques qui ont précédé 2015 et qui ne sont, du reste, apparues « critiques » qu’après coup , mais force est de constater que la période a été faste pour nous, médiatiquement et économiquement, qu’en somme la société française nous a procuré un ascenseur, et que nous voilà, au moment de la débâcle, mieux placés et mieux armés que bien d’autres pour renvoyer cet ascenseur, pour rendre à nos compatriotes l’énergie et la force de vie dont ils nous ont gratifiés.

Conscience politique et implication sociale

Comment faire ‘ Voilà bien la périlleuse question ! Je n’ai ni le droit ni l’envie de conseiller ou d’influencer mes cons’urs et confrères sur leurs productions et sur leurs contenus. Chacun doit continuer d’exercer son art avec sa manière et son style particuliers. Je fais davantage appel à une espèce de conscience supérieure. Le cynisme rigolard ou, à l’autre extrémité, l’indifférenciation consensuelle, qui ont parfois prévalu chez nous, ne me paraissent plus désormais à la hauteur de l’enjeu, et quelque chose me dit que notre voix y gagnerait si chacun, à sa manière, en toute liberté et autonomie, s’efforçait d’imprimer dans sa parole et dans son parcours une forme de conscience politique et d’implication sociale, en se gardant bien entendu des écueils du prêchi-prêcha ou du prosélytisme.

Un peu comme lorsqu’on entreprend, par exemple, de populariser une sensibilité écologique : on n’en fait pas systématiquement le thème du spectacle ou de la chronique. Mais on a toujours présente à l’esprit cette préoccupation, qui plane silencieusement au-dessus de nos claviers, et, pour peu qu’on soit nombreux dans le même état d’esprit, on doit bien faire avancer un peu le bouchon’ De la même façon, je suis persuadé que si la grande famille hétéroclite des humoristes accepte et décide de partager le très ambitieux objectif que j’évoquais plus haut, si elle se sent investie et le fait savoir, alors il est possible de croire à nouveau à des lendemains qui rechantent.

François Rollin, comédien, humoriste, auteur et administrateur de la SACD

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