En Libye le coût humain élevé de la bataille de Syrte

En Libye le coût humain élevé de la bataille de Syrte

Le Monde
| 20.06.2016 à 10h39
Mis à jour le
20.06.2016 à 11h23
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Par Frédéric Bobin (Misrata, envoyé spécial)

Dans la nuit profonde, Baha Al-Marouq a vu la voiture rouler vers lui, mais il était déjà trop tard. Son équipe s’enfonçait en direction du centre-ville de Syrte à partir du rond-point Zaffran, lisière occidentale de la cité « libérée » une semaine plus tôt. S’avancer vers le c’ur du bastion de l’organisation de l’Etat islamique (EI), assiégé de toutes parts, dernier gros carré urbain de 20 km2 barricadé en forteresse, c’était assurément s’exposer. La nuit d’encre à 2 heures du matin n’a pas suffi à protéger les hommes de Baha Al-Marouq, miliciens anti-EI issus d’une brigade de Janzour, une localité à l’ouest de Tripoli. Après l’explosion du véhicule piégé, il ne se souvient plus de grand-chose. Seules les secondes qui ont précédé demeurent encore claires : « On a vu cette voiture arriver soudainement. »

Baha Al-Marouq parle avec difficulté, voix faible et yeux hagards. Il a reçu des éclats de métal au bassin. Il est allongé sur un lit de l’hôpital central de Misrata, métropole portuaire située à 225 km à l’ouest de Syrte et qui sert de base arrière à l’offensive déclenchée le 12 mai contre la principale place forte de l’EI en Libye. Le milicien a gardé le simple tee-shirt noir qu’il portait pendant sa patrouille. Il n’a pas eu de chance : il venait juste d’arriver sur le front, dans le sillage de tous ces hommes de la Tripolitaine (ouest) qui prêtent leur concours à l’opération anti-EI sur Syrte, baptisée « Al-Bunyan Al-Marsous ». Les combats, il connaît. Lors de la révolution anti-Kadhafi de 2011, il avait été blessé à l’épaule. Cette fois, pourtant, les choses lui semblent différentes : « Cette guerre est plus difficile à cause de leurs méthodes sales. » Par « méthodes sales », il entend les attentats-suicides, inconnus à l’époque.

Les urgences débordées

Autour de lui, les chambres de l’hôpital central sont pleines à craquer. Comble d’infortune, la marche sur Syrte a été déclenchée alors que le bâtiment principal du complexe était fermé pour réfection. Les hommes blessés lors de la bataille se concentrent donc dans le seul service des urgences, débordé. Après s’être trouvé à court de médicaments à l’issue de la première semaine de combats, l’établissement vient d’être réapprovisionné depuis Tripoli. Ironie du sort : le secours est venu d’une structure qui dépend toujours du gouvernement dit de « salut national » entité résiduelle issue de l’ex-bloc politico-militaire Fajr Libya , soit le rival dans l’Ouest libyen du gouvernement d’« union nationale » dirigé par Faïez Sarraj, activement soutenu par les Nations unies et les capitales occidentales. Le détail en dit long sur les difficultés du nouveau pouvoir, celui-là même qui a déclenché l’offensive anti-EI à Syrte, à assumer l’intendance de cette campagne.

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L’afflux des blessés met surtout à nu les carences du système médical libyen, criantes depuis la révolution de 2011, en particulier le déficit de personnel. Médecins et infirmiers étrangers principalement originaires d’Europe de l’Est ou d’Asie ont historiquement formé le gros des effectifs hospitaliers du pays. Or, l’écrasante majorité d’entre eux a fui le pays ces dernières années. Leur absence se fait cruellement sentir. « A Misrata, il y a en ce moment un infirmier pour une trentaine de patients, déplore Mohammed Al-Ajnaf, un étudiant en médecine enrôlé précipitamment pour colmater les brèches. Il s’écoule parfois deux heures avant qu’un infirmier puisse commence à s’occuper d’un blessé. »

Ces dysfonctionnements n’aident pas à soulager un bilan humain de cette guerre déjà lourd. Depuis le début des man’uvres le 12 mai, les forces affiliées au gouvernement de M. Sarraj déplorent environ 170 tués et 700 blessés, victimes pour l’essentiel de mines, voitures piégées et tirs de snipers. Le chiffre est élevé au regard d’un effectif global évalué à environ 4 000 combattants. Il est des jours où il arrive quarante blessés à Misrata.

« Nous voulons un traitement digne »

Ramadan Assadaoui a les yeux clos. Sa respiration est lourde. Un immense hématome cerne son il gauche. La balle est entrée par le haut de la pommette et n’est pas ressortie. C’était il y a une dizaine de jours. Sa brigade était tombée dans une embuscade près du port de Syrte, finalement conquis quelques jours plus tard. « Nous nous reposions quand Daech [acronyme arabe de l’EI] nous a attaqués », dit-il dans un souffle laborieux. Assis à ses côtés, son frère Omar dissimule mal son dépit, chagrin mâtiné de colère. Il brûle de voir son frère évacué vers un pays étranger où, espère-t-il, on pourra extraire cette fichue balle. Déjà, des évacuations ont eu lieu vers la Tunisie, la Turquie, l’Algérie et l’Italie.

Mais Ramadan Assadaoui attend toujours, et Omar perd patience. « Personne ne nous aide », tempête-t-il. Tout ce qu’il veut, c’est récupérer le passeport de son frère aujourd’hui aux mains des autorités et l’emmener lui-même en Tunisie, d’où il compte gagner un autre pays où quérir des soins. A l’image d’Omar, certains blessés et leurs familles sont gagnés par la grogne. Le même soir, le hall d’un hôtel de Misrata était envahi d’une dizaine de blessés, claudiquant, bras en écharpe, plâtré ou pansé. Ils hurlaient, voulaient rencontrer des représentants du conseil municipal dont le bureau est installé dans l’établissement. « Nous voulons un traitement médical digne », criaient-ils. Il grondait ce soir-là comme une fronde des blessés de l’offensive de Syrte. Pour une bataille emblématique de la lutte internationale contre l’EI, le charivari sonnait étrangement, et il flottait comme un amer sentiment de solitude.

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