Ce qu’il faut savoir de la directive sur le secret des affaires
Le Monde
| 19.04.2016 à 06h55
Mis à jour le
19.04.2016 à 07h13
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Par Mathilde Damgé
Une directive européenne protégeant le « secret des affaires » a été adoptée, jeudi 13 avril. Malgré une pétition signée par plus de 500 000 personnes, les députés européens ont voté, à une très large majorité (77 %), le texte proposé par la Commission européenne.
De quoi s’agit-il ‘
Pour défendre le secret de leurs affaires, les entreprises pouvaient passer par plusieurs outils juridiques en Europe : propriété intellectuelle, droit pénal (en cas de vol de documents, par exemple). Le lobbying intense de grandes multinationales désirant obtenir le même arsenal juridique que la Chine et les Etats-Unis a vu ses démarches couronnées de succès.
Le texte adopté la semaine dernière vise à protéger les entreprises contre l’espionnage économique et industriel. L’exemple le plus spectaculaire date de 2005 : en plein rallye du Japon, un individu profite d’un passage de relais entre deux rondes de vigiles pour s’introduire dans un hangar, sur le parc d’assistance du circuit. Il dérobe ainsi le pneu « magique » qui a contribué au succès de Citroën en championnat du monde et incite son constructeur, Michelin, à revoir complètement sa gestion du secret.
En cas de vol ou d’utilisation illégale d’informations confidentielles (innovations technologiques, mais aussi données économiques ou tout autre document), les victimes pourront demander réparation devant les tribunaux en Europe.
« Les Etats membres veillent à ce que les détenteurs de secrets d’affaires aient le droit de demander les mesures, procédures et réparations prévues par la présente directive afin d’empêcher l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicites d’un secret d’affaires ou d’obtenir réparation pour un tel fait. »
Pourquoi c’est important ‘
L’application de la directive ne devrait pas entraver les activités des lanceurs d’alerte, selon les défenseurs du texte et le texte justificatif de la directive : « La protection des secrets d’affaires ne devrait dès lors pas s’étendre aux cas où la divulgation d’un secret d’affaires sert l’intérêt public, dans la mesure où elle permet de révéler une faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale directement pertinentes. »
Mais le problème est qu’il reste à définir la « pertinence » de la révélation et « l’intérêt public ». En clair, ce sera à un juge de trancher au cas par cas s’il est « pertinent » de dévoiler les secrets de la structure financière d’une entreprise et si ces révélations relèvent de l’intérêt général.
En outre, dans le cas des « Panama papers », de nombreuses sociétés offshore créées par des entreprises ne tombent pas sous le coup de l’illégalité ; ces entreprises auraient ainsi pu utiliser la directive pour faire taire les médias.
« Toute information que l’entreprise a essayé de maintenir secrète est donc protégée légalement : on est bien au-delà de la seule propriété intellectuelle », détaille Jonathan Guéraud-Pinet, attaché parlementaire à Bruxelles.
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Et maintenant ‘
Les 28 Etats européens ont maintenant deux ans pour traduire la directive dans leur législation nationale. Certains gouvernements pourraient être tentés d’utiliser la directive pour étouffer des enquêtes compromettant le pouvoir économique et/ou politique.
« Les exceptions prévues à l’article 5 pour l’exercice de la liberté d’expression et d’information manquent de clarté. Les garanties apportées à la liberté des médias dépendront largement de la façon dont les gouvernements appliqueront la directive », s’inquiète Reporters sans frontières. Et tant qu’une jurisprudence ne permet pas encore de calculer les risques de la publication d’une information, la frilosité pourrait dominer parmi les lanceurs d’alerte et les journalistes.
La BBC a interrogé la rapporteure de la directive, la Française Constance Le Grip, sur le risque encouru par les journalistes et les lanceurs d’alerte s’ils révèlent des informations d’entreprises. A la question : « Pouvez-vous promettre qu’aucun ne sera condamné à cause de cette directive ‘ », Mme Le Grip répond : « Je ne suis pas un juge. »
Par ailleurs, si les eurodéputés Verts et Front de gauche y étaient si farouchement opposés, c’est qu’il s’agissait d’un texte qui « fait porter la charge de la preuve sur les lanceurs d’alerte et pas sur les entreprises », selon Philippe Lamberts, coprésident du groupe Verts-ALE.
Ce qui manque cruellement à ce texte, c’est son pendant législatif afin de protéger les lanceurs d’alerte (seuls cinq Etats membres disposent d’une législation complète sur la protection des lanceurs d’alerte : France, Royaume-Uni, Luxembourg, Roumanie et Slovénie). Mais cette issue est peu probable, comme le résume l’association Corporate Europe Observatory :
« En votant la directive secret des affaires, les socialistes européens perdent tout : à l’issue du débat, et à l’opposé de leurs demandes, la Commission a annoncé que pour elle les dispositions sur le sujet à l’article 5 de la directive suffisaient largement. Autrement dit, pas besoin de directive protégeant les lanceurs d’alerte. »
L’organisation rapporte qu’Antoine Deltour et Edouard Perrin, respectivement journaliste et ancien collaborateur du cabinet d’audit PwC, tous deux à l’origine du scandale Lux Leaks, ont écrit aux députés européens pour leur expliquer que cette directive ne les protégerait pas lors du procès qui se tient à partir du 26 avril au Luxembourg.
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