Catane dernière demeure pour les migrants morts en mer

Catane dernière demeure pour les migrants morts en mer

Le Monde
| 03.09.2016 à 11h10
Mis à jour le
03.09.2016 à 13h40
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Par Maryline Baumard

C’est un cimetière italien de la taille d’une ville. Une Catane bis, éternelle, endormie derrière son mur d’enceinte, entre l’Etna et la mer. Là, on circule en voiture, un plan à la main, pendant que des chiens errants dorment au soleil, que les gardiens du lieu cherchent un coin d’ombre et que des veuves en noir arrachent une herbe folle sur la tombe de leur défunt.

Dans cet immense espace, ouvert en 1866, où les familles de cette ville de l’est sicilien se sont saignées aux quatre veines pour offrir à leurs morts chapelles et tombes massives, un monument rompt dans le paysage lourd et chargé. Sobre et majestueux, élégant et discret, un espace triste attire l »il.

Au bout d’une allée de cyprès et d’une autre de grands pins qui ont du mal à rester verts, apparaît L’Espérance des naufragés : une sculpture de pierre noire de l’Etna, épurée, représentant un homme debout sur des vagues qui ressemblent à des flammes. Giuseppe Achille Scuderi, petit homme séché par le soleil sicilien, et Salvatore Cocola, tout en rondeur, guident volontiers vers ce lieu de pierres blanches et noires, en dignes gardiens du lieu.

Des anonymes

L’espace tranche avec le reste du cimetière. On n’ose dire que c’est un mausolée, tellement ses lignes sobres renvoient à d’autres mots. À quelques pas des tombes aux noms de familles bien siciliens, c’est un hommage aux anonymes qui trouve place là. Autour de cette uvre d’art, qui prend corps autour d’un axe vertical, dix-huit petites tombes basses, aux lignes épurées, rappellent que des hommes et des femmes gisent là.

Aucun nom inscrit sur ces dix-huit pierres tombales. Ces migrants sont morts dans le plus grand anonymat. Ils ont vécu leurs derniers instants dans un canot à côté de gens qu’ils n’ont parfois connu que le temps de l’attente sur une plage libyenne ou égyptienne, ou ont péri, glacés et seuls au milieu des eaux salées.

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Le plus souvent leur famille ne savait même pas qu’ils avaient tenté la grande traversée. Car pour protéger de l’angoisse, un père, une mère, une s’ur ou un frère, ils sont nombreux à attendre d’être à leur point de destination pour raconter qu’ils sont partis. Aussi, beaucoup de ceux qui meurent en route restent à jamais anonymes. Ils sont les morts de la mer.

Enzo Bianco, le maire de Catane, cette ville de l’est sicilien où trop souvent les navires ramènent des cadavres de migrants, a demandé à l’Académie des beaux-arts de sa ville, de penser ce mémorial. Et depuis mars 2015, dans son cimetière, les sacrifiés de la migration ont leur stèle. M. le maire a choisi un poème de Wole Soyinka, le Nobel de littérature nigérian, intitulé Migrant pour inscrire en lieu et place des noms manquants. « C’est un poème court. Aussi chaque tombe a son vers, précise-t-il. C’est une bien petite chose, sans doute, que j’ai faite là, mais j’en suis fier », commente cet homme qui se bat auprès de l’Union européenne pour plus d’humanité dans le traitement de ce sujet.

« Ce geste que j’aime particulièrement »

La semaine prochaine, il organisera dans ce lieu, une cérémonie réunissant l’imam et l’évêque, « car nous sommes tous unis face à ce drame », insiste-t-il cuménique, face à un drame qui dépasse tout le monde.

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Ces douze derniers mois, onze personnes sont mortes chaque jour en mer, en tentant de rejoindre l’Europe. Depuis janvier 2014, le cap des 10 000 décès a été franchi. Aylan Kurdi est un des noms de cette longue liste de disparus. Dans le cimetière de Catane, ils sont déjà 130 à reposer. « Parfois, un administré m’interpelle pour se plaindre que je m’occupe plus des Noirs et des morts que d’eux. Mais ce sont quelques exceptions. En général, le Sicilien va plutôt acheter des fleurs pour les poser sur les tombes de ces inconnus », se réjouit le maire, ancien ministre de l’intérieur italien. « Il y a aussi ce geste que j’aime particulièrement, de ceux qui prélèvent une fleur dans le bouquet destiné au défunt qui leur était cher pour la dédier à ces morts anonymes, que la famille ne peut pas venir fleurir », s’émeut même l’homme politique.

Sur les tombes des migrants, en effet, des fleurs brûlées par le soleil, seules ou en bouquet, disent que quelqu’un, quelque part au fond de la Sicile pense à ces Erythréens, Maliens, Nigérians qui n’ont pas vu l’Europe, pas réalisé leur rêve. Giuseppe se penche sur le monument et arrache des herbes folles qui aimeraient bien reprendre possession du lieu. Salvatore, lui, refait un tour des tombes et relit un à un les vers du migrant de Soyinka. Le tout d’un geste lent. Comme contaminé par la langueur de ce coin protégé des bruits de la ville.

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