Balade clandestine avec les urbexeurs ces passionnés de l’exploration urbaine

Balade clandestine avec les  urbexeurs  ces passionnés de l'exploration urbaine

Une porte dégondée, une faille dans un grillage suffisent à les plonger au c’ur de leur passion : les bâtiments abandonnés. Visite secrète d’un château endormi.

Rue du Château, quelque part en Picardie. Une voiture immatriculée 75 passe lentement devant une imposante grille en fer forgé rouillée, gardienne d’un domaine envahi par les hautes herbes. Quelques minutes plus tard, trois individus enjambent la bande de sécurité rouge et blanche qui interdit l’accès du sous-bois. Le portail est ouvert. Ils se faufilent, bravent les ronces et les orties, surveillent les alentours, avant de franchir sans trop d’obstacles le seuil d’une demeure classée monument historique.

« C’était presque trop facile, s’amuse Carlos. Une porte arrière, une porte-fenêtre et c’est plié ! D’habitude on galère plus. » A ses côtés, Cécile, sa compagne, et Tim un compagnon d’« urbex », contraction d’« exploration urbaine ». Depuis une quinzaine d’années, ces trois photographes amateurs se passionnent pour les friches et cette discipline clandestine pratiquée par une petite communauté d’initiés. Usines désaffectées, manoirs silencieux’ tous ces lieux autrefois animés et aujourd’hui laissés à l’abandon les fascinent. « J’ai découvert l’urbex à l’époque où j’étais étudiant dans le 20e arrondissement de Paris, se souvient Carlos, aujourd’hui âgé de 39 ans. Je suivais des potes graffeurs dans les tunnels de la Petite Ceinture. On s’engouffrait dans des passages souterrains. Entendre le bruit lointain de la vie qui s’anime au-dessus de moi’ C’est un sentiment de sérénité et de privilège que je recherche à chacune de mes explorations. »

Avant la naissance de leur fils il y a un an et demi, lui et Cécile partaient au moins deux fois par mois sillonner Paris et sa proche campagne à la découverte de nouveaux « trésors », de nouvelles impressions. Depuis, les sorties sont plus rares, mais l’envie d’aventures toujours présente.

Comme eux, Tim « aime saisir l’empreinte du temps », préserver la mémoire de ces lieux bientôt rasés ou réhabilités. Sur son site dédié à l’Urbex, ses photos sont toujours accompagnées d’un récit documenté sur l’histoire des lieux. « On est triste de voir des endroits dépérir et en même temps, c’est notre terrain de jeu. C’est assez paradoxal », reconnaît Tim. Salarié de l’entreprise Ticket Restaurant le jour, illustrateur de BD la nuit, Timothy Hannem est une référence parmi « les urbexeurs ». Son ouvrage Urbex. 50 lieux secrets et abandonnés en France (Flammarion) a été tiré en mars à 7 000 exemplaires. A 37 ans, casquette à motif végétal vissée sur la tête et petites lunettes rectangulaires, cet aventurier des temps modernes en parait dix de moins. « Ça fait partie de mon personnage. Et puis ça m’évite d’avoir trop de problèmes si la police ou un gardien m’attrape. Je leur dis que suis étudiant et que je réalise une thèse sur le patrimoine historique. Ça les calme tout de suite. »

A la recherche de la photo originale

Une fois à l’intérieur, les trois urbexeurs sont un peu déçus. Le château est vide. Les lieux urbex sont le plus souvent la proie de pillage, mais Cécile s’étonne qu’il reste encore les radiateurs et le parquet en bon état. « D’habitude, ce sont les deux premières choses qui partent. » Sans doute qu’après le décès de la propriétaire en 2005, les héritiers se sont partagé le mobilier avant de mettre en vente le château. En attendant de trouver preneur, la bâtisse est ainsi laissée à l’abandon, faute de moyens pour l’entretenir.

Silencieux, les trois amis se dispersent dans ce dédale de pièces, de chambres et de mansardes. Un labyrinthe de plus 600 m2 datant du XVIIIe siècle. De gigantesques fresques ornent les murs à la peinture craquelée. Des cheminées en marbre habillent les coins des salons. Une vieille teinture illustrant la chasse à court pend au-dessus d’un grand escalier en bois massif.

Avec ses deux tours rondes coiffées d’un toit en poivrière et sa cour envahie par les herbes folles, le château tout entier semble plongé dans un long sommeil, digne d’un conte de fées. Muni de son objectif, chacun réalise sa propre exploration, s’imprègne de l’ambiance du lieu, à la recherche de la photo originale, du bon angle, de la bonne lumière. Une odeur de poussière et d’humidité irrite les narines. Dans l’évier de la cuisine, des mégots écrasés révèlent qu’ils ne sont pas les premiers visiteurs.

Pas de « syndrome de Christophe Colomb » pour cette fois. « Comme sur le site des Trois colonnes ! », se souviennent les trois complices, un manoir près d’un étang où Carlos et Tim ont entrepris de traverser l’eau vaseuse en canoë pour découvrir ce qui se cachait de l’autre côté de la façade. « On a vu des statues recouvertes de mousse. On savait qu’on était les premiers à les toucher. On était fier. »

Des voix se font entendre à l’étage. Instinctivement, les trois amis se cachent sous l’escalier. Deux têtes se penchent alors au-dessus de la rambarde. « C’est Nathalie et Philippe*, souffle, soulagé, le photographe. Ils suivent mon blog depuis pas mal de temps. » « On va tenter le proc’! », s’écrit Nathalie. « Bon courage ! »

Le Proc’, les Trois colonnes, H15′ Les Urbexeurs aiment donner des noms de code énigmatiques à leurs spots. « Ici on visite le Martin-Pêcheur’, précise Tim. Il y en avait un empaillé avant que tout ne soit emporté. » « C’est surtout un moyen de préserver la confidentialité du lieu, ajoute Cécile. Sans ça, on peut être sûr qu’il sera tout de suite dégradé ou transformé en squat. »

Jamais d’objets souvenirs

Tous les trois sont des puristes de l’urbex et s’attachent à observer un respect exemplaire des lieux. La première règle d’un bon explorateur urbain est de proscrire toute effraction. Si aucun passage accessible n’a été trouvé, tant pis, il faut rebrousser chemin. La deuxième est de ne jamais déplacer du mobilier pour créer une mise en scène artistique fallacieuse. On respecte l’histoire du lieu.

Quant aux informations sur un lieu, elles se méritent. On ne « troque » des lieux qu’avec des personnes de confiance. Enfin, pas d’objets souvenirs. « J’ai découvert une fois un couteau de fortune dans la cellule d’une prison abandonnée, raconte Carlos. J’aurais pu le prendre comme trophée d’aventures à exposer dans mon salon, mais même si je savais que quelqu’un allait forcément l’embarquer un jour ou l’autre, pour moi, il appartenait à ces lieux. Mon rôle était seulement de le photographier. »

« Les flics savent qu’on ne fait rien de mal, ils sont généralement de notre côté. Ça ne va jamais jusqu’au procès. »

Deux heures se sont écoulées dans le château endormi. Après avoir pique-niqué dans les mauvaises herbes du jardin et visité chaque coin et recoin de la demeure, il est temps de filer. Les trois photographes ressortent par le trou d’une porte cochère qui donne directement sur la rue. Quelqu’un n’a eu aucun scrupule à la défoncer pour se créer un passage. « Ils y sont allés comme des porcs ! », s’émeut Carlos. A peine sorti, il s’empresse de mettre sa carte mémoire dans ses chaussettes et d’en placer une fausse dans l’appareil. « C’est au cas où la police arriverait et nous demanderait d’effacer nos photos », explique-t-il. Cécile a déjà reçu un rappel à la loi pour violation de domicile en se faisant dénoncer par des voisins. Mais même si ce délit est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 ‘ d’amende selon la loi, tous les trois l’affirment : « Judiciairement, tu ne risques pas grand-chose. Une amende d’une centaine d’euros tout au plus si tu récidives. Les flics savent qu’on ne fait rien de mal, ils sont généralement de notre côté. Ça ne va jamais jusqu’au procès. »

De retour dans la voiture, direction la banlieue d’Amiens vers une filature désaffectée que d’autres urbexeurs leur ont conseillé sur les réseaux sociaux. « On découvre de nouveaux lieux principalement grâce au bouche-à-oreille sur les groupes urbex ou en allant fouiller sur les sites de patrimoines classés, précise Tim. On essaie de les localiser ensuite avec Google earth, car, encore une fois, les lieux doivent rester secrets le plus possible. »

Une demi-heure plus tard, la voiture longe un bras de la Somme et s’arrête devant une écluse. « C’est là ! » La grille principale est ouverte. Pas de gardien à l’horizon. Il ne leur faut cette fois encore pas beaucoup de temps pour découvrir un passage et entrer dans cette usine de velours vieille d’un siècle, laissée totalement à l’abandon depuis 2008. Une nouvelle promenade illicite commence à travers ces grands hangars rouillés. Une vieille machine à tisser trône encore dans l’une des salles. Des lambeaux de laine de roche pendent des plafonds. Au sol, des décombres, des bouts de verres et quelques fichiers administratifs éparpillés. « C’est un peu dépouillé, mais le volume et les jeux de contraste sont sympas », se réjouit Carlos.

« Il y a eu des morts sur des lieux d’exploration, mais à chaque fois il s’agit de mômes bourrés qui viennent la nuit sans lumière et escaladent tout. Rien à voir avec l’urbex ! » Cécile

Dans l’ancienne salle électrique, Tim jette un il dans le monte-charge, mais se garde bien d’y grimper. Trop dangereux ! Un vrai urbexeur agit en adulte responsable. « Il y a eu des morts sur des lieux d’exploration. Ça a été beaucoup partagé pour démontrer que la pratique était dangereuse, mais à chaque fois, il s’agit de mômes bourrés qui viennent la nuit sans lumière et escaladent tout et n’importe quoi. Rien avoir avec l’urbex ! », s’énerve Cécile.

Eux sont bien équipés. Malgré la chaleur du mois d’août, tous les trois portent un long pantalon couvrant et de solides baskets. Ils ont pensé à prendre dans leur sac à dos, une lampe frontale, de l’eau et un gel désinfectant où cas où ils se blesseraient. Tim a également transmis à sa copine leur localisation par précaution. « Ça arrive qu’on porte des masques pour se protéger de la poussière ou des odeurs chimiques, ajoute Carlos. Si ça sent le gaz ou que les yeux commencent à piquer, on se barre en vitesse ! » Claustrophobes et asthmatiques s’abstenir.

Il faut escalader encore un dernier petit escalier ardu qui mène sur le toit, et c’est la récompense. Une vue unique sur l’ensemble du complexe industriel leur révèle son immensité. Il fut un temps où plus de six cents petites mains fourmillaient ici. La vie studieuse de l’usine a laissé place à la mélancolie de l’éphémère, l’impression du temps qui passe. Au-dessus de ces toits de brique rouge alignés, les trois urbexeurs contemplent le spectacle interdit, avec pour seul témoin, la cathédrale d’Amiens qui se dresse au loin.

* Les prénoms ont été changés

Lire aussi :
 

L’urbex ou les aventuriers des sites perdus

Leave A Reply