Au Pérou Keiko Fujimori vit son  moment Marine Le Pen 

Au Pérou Keiko Fujimori vit son  moment Marine Le Pen 

Le Monde
| 11.04.2016 à 10h48
Mis à jour le
05.06.2016 à 17h05
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Par Paulo A. Paranagua (Lima, envoyé spécial)

Populiste de droite, Keiko Fujimori, 41 ans, affronte au second tour de l’élection présidentielle Pedro Pablo Kuczynski, 77 ans, dit « PPK » (centre droit). « Keiko » vit son « moment Marine Le Pen », estime Mirko Lauer, 69 ans, chroniqueur au quotidien de gauche La Republica. Comment prendre ses distances avec le père, l’autocrate Alberto Fujimori, 77 ans, président du Pérou entre 1990 et 2000, sans pour autant renoncer à son héritage, à son capital symbolique ‘

Une semaine avant le premier tour, une déclaration de Mme Fujimori a surpris : « Plus jamais un 5 avril », date du coup de force par lequel son père a dissous le Congrès et s’est arrogé les pleins pouvoirs, en 1992. Elle a signé une profession de foi où elle s’engageait à respecter les libertés et l’Etat de droit, répondant ainsi aux principales objections contre sa candidature. Alberto Fujimori purge une peine de vingt-cinq ans de prison pour violations des droits de l’homme et corruption.

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« Je n’en crois pas un mot », s’est empressé de déclarer l’ancien président Alejandro Toledo (2001-2006), qui briguait un nouveau mandat, sans succès. « Comme elle entretient une relation dynastique avec son père, beaucoup ont mis du temps à comprendre que Keiko avait sa propre force, explique M. Lauer. Elle se doit de maintenir un équilibre entre la tradition politique représentée par Fujimori et son effort de renouvellement et de modération. »

La filiation et le respect de la famille, si importants dans la tradition japonaise dans laquelle elle a été élevée, suscitent des interrogations. A 19 ans, elle avait remplacé sa mère comme première dame d’un régime autoritaire. Aussi bien les vieux opposants qu’une partie de la jeunesse universitaire pensent qu’Alberto Fujimori continue à tirer les ficelles du fond de sa prison dorée, où il reçoit trois cents visiteurs par mois.

« Le fujimorisme est une véritable mystique »

Le 5 avril, cinq jours avant le premier tour, ils étaient des dizaines de milliers à manifester à Lima et en province, avec le mot d’ordre « Keiko ne passera pas ». Le 31 mai, avant le second tour, les manifestants sont redescendus dans la rue. Gabriel Zapata, 31 ans, diplômé en philosophie, était l’un des organisateurs de la manifestation de Lima. « Keiko et son entourage représentent la continuité de l’autoritarisme et de la corruption, affirme-t-il. Cela dit, le fujimorisme est une véritable mystique, à contre-courant de la crise de la représentation politique qui frappe les partis traditionnels. »

Lors d’un meeting organisé comme un spectacle à l’américaine, la candidate a déclaré : « J’ai la fierté de savoir que Force populaire est devenu le parti le mieux organisé, un parti qui va perdurer au-delà d’un patronyme. » Adriana Urrutia, 28 ans, politologue formée à Sciences Po Paris, confirme : « Keiko a sillonné inlassablement le pays pendant cinq ans, à l’écoute de tous les secteurs sociaux. Elle a jeté les bases d’un parti centralisé, entouré d’organisations satellites pour mieux encadrer ses sympathisants, notamment parmi la jeunesse. »

La mutation du fujimorisme en parti a compté sur les conseils avisés d’un homme d’affaires à succès, José Chlimper Ackerman, 60 ans, candidat à la vice-présidence de la République. « Pepe Chlimper est le maître à penser de Keiko, assure M. Lauer. Il l’a poussée à se moderniser et à tourner la page Fujimori. » Adriana Urrutia renchérit : « Chlimper l’a amenée à se séparer des élus fujimoristes qui donnaient le la au Congrès et à les remplacer par des candidats plus jeunes, à l’image de Keiko elle-même. »

Des clivages sociaux, raciaux et territoriaux

L’évolution de Keiko Fujimori a été stimulée par un politologue de l’université d’Harvard (Etats-Unis), Steve Levitsky, 45 ans, qui l’a invitée à s’expliquer sur le prestigieux campus. C’est là-bas qu’elle a esquissé son tournant. Ce latino-américaniste estimait que le fujimorisme pouvait devenir un parti de droite moderne, démocratique, capable de remporter des élections qui se jouent au centre du spectre politique.

Le Pérou est une société fracturée par des clivages sociaux, raciaux et territoriaux. « Le vote des Péruviens reste très marqué par les perceptions raciales, souligne Mme Urrutia. On choisit le candidat métis, plutôt que le Blanc de la haute société de Lima. Or, Keiko, comme son père, avec leurs traits asiatiques, surmonte ce clivage, tout comme la polarisation entre droite et gauche, ou encore la différence entre la côte, les Andes et l’Amazonie. Elle parvient à s’adresser au peuple dans sa diversité. »

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Sur le podium de ses meetings, lors de ses rencontres avec ses partisans, Keiko Fujimori danse selon les rythmes des diverses musiques régionales, transpire, revêt les parures colorées des Indiens et les vêtements traditionnels du riche folklore péruvien. Aux Etats-Unis, elle a fait ses études supérieures à Boston, trouvé un mari et observé la vie politique américaine. Elle a appris qu’elle devait non seulement tenir un discours, mais incarner un rêve. « S’il lui faut faire des concessions pour convaincre les dubitatifs et les méfiants à l’égard de sa métamorphose, elle les fera », note la jeune politologue.

A l’échelle locale, Force populaire fonctionne comme une franchise. Et c’est là que le bât blesse. « Force populaire est le parti qui comptait le plus de candidats au Congrès financés par les narcos, quand ils ne sont pas eux-mêmes des trafiquants », dénonce Jaime Antezana, 50 ans, chercheur indépendant, spécialiste du trafic de stupéfiants. Au Pérou, comme en Colombie, on peut parler de « narco-politique ». Le clan italien, le clan juif, le clan de la région de Chimbote, les deux clans liés à des universités privées, investissent dans les élections pour protéger leurs affaires. Premier producteur de cocaïne au monde, le Pérou exporte sa drogue vers l’Europe via le Brésil. « Si Keiko est élue, le Pérou redeviendra un narco-Etat, comme du temps de son père », avertit M. Antezana. La lutte contre la drogue et les trafiquants est totalement absente du débat électoral.

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