A Yale une pétition relance le débat sur l’ingérence des élèves dans les programmes

A Yale une pétition relance le débat sur l'ingérence des élèves dans les programmes

Le Monde
| 06.06.2016 à 16h48
Mis à jour le
06.06.2016 à 17h22
|

Par Violaine Morin

L’université de Yale connaît une nouvelle polémique, un an après le mouvement des étudiants noirs dénonçant le racisme sur le campus. Désormais, c’est le programme de littérature anglaise qui est en cause. Une pétition lancée par des étudiants « undergraduate » (en licence) demande la diversification du cours d’introduction aux « grands poètes de la langue anglaise », obligatoire pendant les deux semestres de première année pour tous les étudiants qui choisissent la littérature comme matière principale. Les huit poètes au programme sont tous des hommes blancs : Geoffrey Chaucer, Edmund Spenser, William Shakespeare, John Donne, John Milton, Alexander Pope, William Wordsworth et T.S. Eliot.

Le texte, qui circule depuis une quinzaine de jours, a des mots forts pour qualifier ce choix académique : « Il est temps que le département d’anglais décolonise son offre de cours », disent les étudiants, qui réclament que le cours obligatoire de poésie « pré-XXe siècle » soit refondé pour inclure « des littératures relatives au genre, à la couleur, à la sexualité, à l’ethnicité, aux handicaps ». Selon le journal du campus Yale Daily News, la pétition a très vite recueilli plus de 160 signatures, dans un département d’anglais qui ne compte que 200 étudiants de licence.

Cette pétition a fait réagir une blogueuse américaine, ancienne élève de Yale et rédactrice sur Slate.com, qui adresse une lettre aux étudiants. « Si vous voulez devenir bons en littérature anglaise, il va falloir vous pincer le nez et lire beaucoup de poètes hommes, et blancs. Vraiment beaucoup. Plus que huit, écrit Katy Waldman. Ces types-là sont des poids lourds, les accords à partir desquels nous continuons à improviser, et nous ne serions pas du tout là où nous sommes sans eux. » L’auteure ajoute que, loin « d’effacer l’histoire », le choix des huit poètes « reflète très précisément notre histoire imparfaite, une histoire où les hommes blancs ont dominé la création artistique pendant des décennies ».

Des forums féministes aux campus américains

Cette nouvelle pétition relance le débat sur l’intervention des étudiants dans les choix académiques des universités américaines. L’ingérence des élèves est devenue monnaie courante depuis l’apparition des « trigger warnings », une mention qu’ils peuvent demander à faire figurer sur les listes de livres à lire, lorsque le contenu d’un ouvrage peut réveiller un souvenir traumatique (« to trigger » signifie « déclencher »). Au départ imaginée dans le cadre de la modération des contenus évoquant la violence sexuelle sur les blogs et forums féministes, l’expression a fait son entrée sur les campus américains. Slate.com a baptisé l’année 2013 « année du trigger warning ».

Début 2014, un étudiant de l’université Rutgers (New Jersey) demandait à ce que l’on retire des cours de littérature anglaise trois romans qui pouvaient selon lui déclencher des réactions post-traumatiques. Tenons-nous bien, il s’agissait de Gatsby le magnifique, de Francis Scott Fitzgerald, de Mrs. Dalloway, de Virginia Woolf, et du Guide du loser amoureux de Junot Diaz ! L’ingérence va même au-delà des seuls programmes universitaires. Ainsi, au même moment, une pétition circulait à Wellesley College (Massachusetts) pour demander le retrait d’une statue qui pouvait réveiller, selon les étudiants, des souvenirs d’agressions sexuelles.

Depuis, le sens de l’expression « trigger warning » s’est élargi, sans doute trop, pour inclure n’importe quelle forme de violence, de sorte qu’un étudiant peut demander à un professeur de faire figurer la mention « TW » pour « trigger warning » à côté des Métamorphoses d’Ovide (qui met en scène des viols) ou d’à peu près n’importe quelle pièce de Shakespeare. Selon le Guardian, dans un guide pédagogique destiné à aider les professeurs dont les élèves auraient été victimes de violences sexuelles, le Oberlin College précisait même qu’un roman comme Tout s’effondre, de Chinua Achebe, était susceptible de « déclencher des réactions chez les lecteurs qui ont subi le racisme, le colonialisme, la persécution religieuse, la violence, le suicide, etc. ».

Extension du domaine de la sécurité

Imaginons ce que représenterait un tel projet en France. Signaler tous les contenus violents, racistes, antisémites ou sexistes des programmes de littérature à l’université, ce serait donner aux étudiants la possibilité de refuser de lire, au bas mot : Homère, Ovide, Virgile, Chrétien de Troyes, Rabelais, Corneille, Racine, La Fontaine, Voltaire, Hugo, Claudel, Céline, Genet et même Proust’ La liste est longue, et le serpent se mord assez vite la queue, car vouloir cesser d’étudier une littérature produite par les dominants implique de mettre l’accent sur les dominés, donc sur des témoignages d’oppression, souvent violents. Chez nous, on se couperait alors d’auteurs comme Aimé Césaire, Assia Djebar ou encore Kateb Yacine.

Avec l’apparition de la mention « TW » dans les programmes de cours, certains universitaires ont vivement critiqué une forme de censure et l’approbation donnée à une « hypersensibilité » qui ne prépare pas les étudiants à la vie réelle. Une tribune publiée dans le Guardian rappelait alors que « dans la vie, la violence n’arrive pas toujours précédée de la mention TW’ ». On s’inquiétait de voir se retourner un outil censé protéger les victimes de traumatismes en un moyen de se couper de tout sentiment négatif. Or, comme le rappelle le Guardian, la mention TW’ « coupe les étudiants de certains débats » et empêche l’université d’accomplir sa mission d’éducation, qui consiste à pousser les étudiants à se confronter à d’autres univers que le leur.

Enfin, pour certains, le mot « safe », « en sécurité », et les menaces qui pèsent sur la sécurité sont devenus le critère définitif de ce qui est admis ou non sur un campus américain. En 2015, The Economist résumait ainsi l’ampleur du phénomène : « Les activistes des campus américains ont étendu le sens de l’expression en sécurité’, passé d’une préoccupation importante mais secondaire protéger les étudiants d’une menace réelle à une ambition centrale pour n’importe quelle université digne de ce nom. »

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