Toulouse convie les vétérans du graffiti

Toulouse convie les vétérans du graffiti

Le Monde
| 29.06.2016 à 15h07
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Par Emmanuelle Jardonnet (Toulouse, envoyée spéciale)

De mémoire de Martha Cooper, photographe historique du graffiti à New York, c’est la première fois qu’un vrai wagon sert de support légal à un graffeur en l’occurrence à une légende de la discipline : Futura. Ce wagon, qui a pris place devant l’entrée des Abattoirs, le Musée d’art moderne et contemporain de Toulouse, annonce la couleur, avec ses tons rose détonnant, et fait figure de tête d’affiche du festival Rose Béton.

S’en détachent les dessins d’atomes et les fumées du répertoire classique de celui qui a contribué à définir le mouvement dès les années 1970 en proposant le premier un style abstrait. A l’époque, le terrain favori de Futura (qui s’appelait alors Futura 2000), était le métro new-yorkais, support mobile idéal pour se faire connaître à travers la ville. Tout un symbole.

Entre performance et installation

« C’est la première fois qu’on a la chance d’exposer du graffiti à Toulouse. D’où le choix d’une approche historique », explique le graffeur Tilt, chargé de la programmation du festival. Le Toulousain dit avoir répondu à l’appel à projets, en 2015, en osant un « coup de poker » : proposer deux musées et des murs à travers la ville. Un projet validé avec une condition, côté Abattoirs : qu’il n’y ait que des uvres non-figuratives. « Longtemps mal-aimé, le graffiti est finalement mieux accepté aujourd’hui que le street art par les instances de l’art contemporain, avec des démarches plus proches du happening, de la performance, et de l’installation », souligne-t-il.

L’enfant du pays a choisi quatre de ses pairs (en plus de lui-même !) pour « montrer ce que sont devenus ceux qui écrivaient à l’origine leur nom sur des trains, des murs ou des poubelles, après plus de trente ans de pratique ». L’expo « Epoxy » (du nom d’une marque de sprays des débuts du graffiti, et de la matière même de ces premières peintures projetées) réunit ainsi cinq vétérans dont les pratiques singulières prennent leur source dans le graffiti. Chacun a créé ici des pièces monumentales, à l’échelle de leur environnement, pour certains sur les murs mêmes du musée. Celui-ci propose en parallèle un accrochage de ses collections en lien avec l’énergie urbaine.

L’école (de la rue) new-yorkaise est donc représentée par Futura, de son vrai nom Lenny McGurr, qui a commencé à graffer en 1973. Cette figure culte du milieu, aujourd’hui soixantenaire, a toujours gardé les outils spécifiques au genre bombes et marqueurs , même dans le travail en atelier qu’il a pratiqué très tôt. Mais aussi par Craig Costello, qui a, pour sa part, dématérialisé le graffiti au fil du temps.

Peindre à l’extincteur avec minutie

L’Américain, qui signait les rues de monumentaux et inaccessibles « KR » dégoulinants, s’est peu à peu concentré sur les coulures, jusqu’à réaliser des sortes de rideaux de peinture ressemblant à des codes barre. Une « signature » et une esthétique qui ont fait école, puisqu’il a finalement lancé sa propre marque d’encres et de marqueurs favorisant les coulures, la Krink, dans les années 1990. Il pousse désormais l’abstraction du geste encore plus loin en travaillant cette fois sur les projections de peinture inhérentes à l’utilisation des bombes aérosol. Des projections qu’il (re)compose minutieusement avec l’accessoire le plus indomptable qui soit en matière de graffiti : l’extincteur. Il a rempli une des salles des Abattoirs de plusieurs de ses cascades d’éclaboussures paradoxales, en réalité construites trait par trait, et qui semblent jaillir du bâtiment.

L’artiste a aujourd’hui abandonné son nom de tagueur, sans renier l’héritage de la rue. « Le graffiti est une expérience qui continue de nourrir mon processus créatif. C’est une pratique qui développe un il formidable pour gérer les espaces larges, et une grande habilité », confie celui qui a aussi fait une école d’art.

Le Néerlandais Boris Tellegen, plus connu sous le nom de Delta, fut de son côté un des pionniers du graffiti européen. Dès ses débuts, dans les années 1980 à Amsterdam, il a développé un traitement tridimensionnel des lettres sur les murs. Premier à avoir créé des graffitis en 3D, il pousse désormais les frontières du volume vers l’abstraction en fragmentant à l’extrême des mots dans des sculptures et des installations l’exposition en présente plusieurs.

« Une épidémie née à New York »

Enfin deux Français : Mist, graffeur parisien installé à Montpellier, et Tilt. Le premier réalise sur de larges toiles des macros de tags, rendus abstraits car parcellaires. « Comme KR, c’est l’énergie dans les traits à la bombe qui intéresse Mist, analyse Tilt. Les initiés voient sur ses toiles des mouvements correspondant à des lettres, les non-initiés, des couleurs, une composition, de la matière. C’est une façon de perpétuer le wild style’, avec une double lecture qui remonte aux origines du graffiti : la volonté de codage des lettres pour ne pas être identifié par les autorités. »

Enfin, la proposition de Tilt est la plus proche de la forme primitive du graffiti. « Le graffiti vandale » le tag, est celui que personne n’aime à l’origine. On parle de vandalisme’ même s’il y a une nuance, à mon sens, entre peindre et casser. Je me suis livré à ce que j’ai davantage vécu comme un vandalisme : découper une voiture et tout son chargement vélo, valises, paquets, etc. en deux pour créer deux bas-reliefs grandeur nature évoquant la migration estivale entre la France et le Maghreb. » Le Voyage retour présenté ici est entièrement recouvert de tags.

Au Château d’eau, musée toulousain dédié à la photographie, le cap est mis sur les origines, avec des photos des années 1978-82 faites par deux pionniers du genre, Martha Cooper et Henry Chalfant. « Ce sont les patients zéro d’une épidémie née à New York avant de contaminer la planète, des monuments de l’âge d’or », résume Tilt. Les deux photographes, aujourd’hui septuagénaires, ont commencé à documenter le mouvement lorsque leur chemin a croisé celui des premiers « writers », avec deux approches très différentes, et complémentaires.

Capturer le processus ou le résultat

Photojournaliste, Martha Cooper avait été introduite dans un monde qu’elle ne connaissait pas par une figure majeure, aujourd’hui disparue, Dondi White, qui a perçu l’intérêt de faire immortaliser cette effervescence clandestine par une professionnelle. A la même période, Henry Chalfant s’est mis à photographier les wagons des trains new-yorkais de façon frontale, se concentrant sur le style plutôt que sur le contexte. Les deux se sont retrouvés sur ce qui est devenu la bible du graffiti : le livre Subway Art. A Toulouse, la première présente ses clichés les plus emblématiques, le second un long mur où ses wagons, mis côte à côte, créent des trains sans fin, hypnotiques, recouverts de noms et de personnages passés à la postérité.

Leur travail est présenté avec celui d’un jeune graffeur français, Sylvain Largot, qui capture les moments de vie et d’action d’un crew actuel. « J’avais envie de montrer aux gens ce qu’ils ne voient pas : le processus » derrière les graffitis.

La programmation de Rose Béton se complète dans l’espace public par neuf murs de street art disséminés dans la ville et confiés à des artistes internationaux (dont Miss Van, une autre artiste issue de la scène toulousaine, Ben Eine, Aryz, Hendrik Beikirch, Honet’). Un parcours urbain à parcourir idéalement à bord d’un bus toulousain vintage, à plateforme, remis spécialement en circulation. De ceux auxquels Tilt s’accrochait, ado, en skate, pour aller taguer.

Festival Rose Béton jusqu’au 28 août à Toulouse. Programme : www.epoxy.rose-beton.com.

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