Roland-Garros , l’art de ne rien dire en conférence de presse

Roland-Garros , l'art de ne rien dire en conférence de presse

Le Monde
| 02.06.2016 à 15h45
Mis à jour le
02.06.2016 à 15h58
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Par Elisabeth Pineau

Il y a le joueur qui se fait systématiquement désirer. Celui qui, immuablement, regarde fixement la table devant lui. Et puis celui qui se perd dans un monologue interminable, oubliant au passage la question. En tennis, le cérémonial de la conférence de presse donne parfois lieu à des échanges ubuesques. Demandez à Nicolas Mahut, par exemple. En mai 2014, le Français s’incline au premier tour de Roland-Garros. Il débarque en salle d’interview, la mine naturellement défaite : « Félicitations ! », lui lance un journaliste anglais. Regard courroucé de Mahut : « Félicitations ‘ J’ai perdu ! Vous êtes sérieux ‘ Vous avez vu le match ‘ » Et le journaliste de secouer la tête, penaud.

Le suiveur du circuit professionnel est pourtant un privilégié dans le petit monde des reporters sportifs spécialisés. Quand ses confrères couvrant le football, l’athlétisme ou la natation sont contraints de s’agglutiner derrière des barrières et de jouer des coudes pour espérer attraper au vol quelques mots de l’athlète s’arrêtant dans la fameuse « zone mixte », lui est traité comme un pacha. Il n’a qu’à s’installer confortablement dans son siège, lever le doigt, et attendre qu’on lui passe le micro.

Parole formatée

Codifiée, la conférence de presse d’après match est un passage obligé. A partir du moment où il est réclamé par au moins un journaliste, chaque joueur est contraint de s’y présenter, sous peine d’amende. Le montant varie en fonction du classement : 1 000 dollars (880 euros) pour ceux au-delà de la 100e place mondiale, entre 3 000 et 10 000 dollars pour ceux figurant entre la 100e et la 11e places et jusqu’à 20 000 dollars pour les membres du top 10. « Chaque joueur doit s’y rendre après chaque match, qu’il gagne ou qu’il perde. Que je sache, c’est vraiment unique au tennis. Parfois, c’est peut-être même trop », concède Nicola Arzani, responsable des relations publiques au sein de l’ATP.

« Un joueur comme Krajicek ne pourrait plus dire aujourd’hui que Sabatini marche comme un canard gras »

Sauf qu’aujourd’hui l’exercice n’a plus grand-chose de spontané. Depuis la création du circuit professionnel, en 1972, l’amateurisme a laissé place à un rituel excessivement cadré. « On est passé de l’ère de la bonne franquette à celle de la communication », résume Philippe Bouin, journaliste à L’Equipe entre 1981 et 2010, qui a écumé les tournois durant cette période. La tradition veut que les joueurs répondent d’abord à la presse écrite, puis aux radios et aux télévisions. Et ce, une première fois en anglais, puis dans leur langue maternelle. Au bout du compte, l’exercice peut durer près de deux heures pour les tout meilleurs, comme Federer, qui a le malheur de parler trois langues : le Suisse s’exprime en anglais, en français et en suisse allemand. Les joueurs se répétant, au bout d’un moment, le message se dilue.

Face à cette machine bien huilée, il est devenu de plus en plus difficile de recueillir autre chose qu’une parole formatée. Cuisiné à propos de son coach dont il s’est séparé à la veille de Roland-Garros, Benoît Paire, à l’issue de sa défaite au deuxième tour le 25 mai, a eu cette réponse’ épastrouillante : « Je vais d’abord discuter avec mon agent, savoir ce qu’il faut que je dise et après je viendrai vous dire ce que je dois dire. » A chaque joueur sa formule toute faite : « I think I played a solid match, no ‘ » (« J’ai joué un match solide », Nadal) ; « It was obviously an extremely difficult match » (« C’était un match difficile », Murray).

Ernests Gulbis avait un jour ouvertement critiqué les déclarations des membres du Big Four : « Je respecte Federer, Nadal, Djokovic et Murray, assurait-il dans L’Equipe en 2013, mais leurs interviews sont ennuyeuses. Honnêtement, ils sont chiants. » Et le Letton d’imputer cet état de fait à un joueur en particulier : « C’est Federer qui a lancé cette mode. » Autrement dit, y aurait-t-il eu, comme le pense Gulbis, une « federisation » des conférences de presse ‘ Certains préfèrent voir le verre à moitié plein : « Il a montré d’une certaine manière aux autres qu’il considérait les médias comme faisant partie du jeu. Certes, leur parole est formatée mais, en général, ils font le métier », fait remarquer Philippe Bouin.

« Têtes de con »

L’ancien journaliste oppose cette génération à celle qui l’a précédée, à la fin des années 1990, où les Marcelo Rios, Evgueni Kafelnikov et consorts refusaient quasiment de parler. « C’étaient des têtes de con. Ils ne disaient rien. » A chaque décennie ses archétypes de comportement : quand John McEnroe ou Jimmy Connors étaient au sommet de la hiérarchie mondiale, la tendance, en salle de presse, était plutôt à envoyer promener les journalistes’

Mais, plus que l’influence de Federer, un autre phénomène explique ce verrouillage de la communication au fil des ans : l’invasion de la télévision. L’intérêt des chaînes pour le tennis remonte au milieu des années 1970. En multipliant l’image des joueurs dans les foyers du monde entier, ceux-ci sont devenus d’un seul coup les meilleurs hommes-sandwichs. Avec la profusion des médias, notamment audiovisuels, les sollicitations auprès des joueurs ont été multipliées par dix grosso modo en trente ans, évaluent les observateurs de l’époque. Aujourd’hui encore, la télévision reste le média dominant, celui qui donne le ton.

Conséquence de cette médiatisation accrue : les joueurs sont devenus de petites entreprises à part entière. Ils véhiculent non seulement leur image, mais aussi celle de leurs sponsors. Pas question donc pour eux de dérailler. Ni d’avouer le moindre faux pas, la moindre faiblesse, le moindre doute. A cet égard, la conférence de presse de Yannick Noah, confiant, en pleurs devant les journalistes, son ras-le-bol des critiques après sa victoire à Roland-Garros, en 1983, serait aujourd’hui impensable.

« Tu ne peux pas faire part de tes désaccords sans être totalement critiqué par plein de gens. C’est pourquoi on est tous très prudents », avait un jour expliqué Federer. Les médias étant prêts à déceler le moindre propos équivoque pour créer une polémique, les joueurs redoutent que le moindre de leur propos soit sorti de son contexte. Résultat : la plupart en sont venus à en dire le minimum. Andy Murray, dans une interview au magazine GQ, en juillet 2013, avait reconnu que ses conférences de presse étaient volontairement insipides : « Pour être honnête, au fil des années, il est de plus en plus difficile de me livrer et d’être marrant en conférences de presse. J’essaie toujours de répondre avec honnêteté mais mes réponses sont assez ennuyeuses, j’évite ainsi tout scandale. »

Hypocrisie des médias

Pour autant, se défend Nicola Armani, le monsieur communication de l’ATP, « on ne dit jamais aux joueurs quoi dire. On peut les informer que les journalistes ont écrit sur telle polémique, mais si un joueur ne souhaite pas aborder un sujet pendant sa conférence de presse, on le laisse lui-même en informer les médias au moment où la question lui est posée. » Après son élimination au premier tour de Roland-Garros, le 24 mai, l’Américaine Varvara Lepchenko a été interrogée à dix reprises sur des rumeurs de test positif au meldonium. Dix fois, sa réponse a été la même : « Je n’ai pas de commentaire à faire sur ce sujet. »

Finalement, « les médias ont un côté hypocrite, relève Philippe Bouin, qui souligne que les médias sont les premiers à regretter la langue de bois, mais, dans le même temps, fustigent le moindre écart de langage, noyés dans le politiquement correct : « Un joueur comme [Richard] Krajicek ne pourrait plus dire aujourd’hui que [Gabriela] Sabatini marche comme un canard gras. Ou Pat Cash que les joueuses sont des grosses dondons qui ont 10 kg de trop. Si jamais un mec a le malheur de dire ça, il est cloué au pilori. »

Quitte à essayer de désorienter les joueurs, certains journalistes préfèrent verser dans le registre frivole. Cette année, la tenue zébrée portée notamment par Jo-Wilfried Tsonga à Roland-Garros a inspiré à l’un d’entre eux un quiz animalier : « Au vu de votre jeu, de votre nature et de votre manière de vivre, de quel animal pensez-vous vous rapprocher le plus ‘ » Tsonga ne s’est pas défilé : « Hum, je n’en sais rien. Je pense que je pourrais m’inspirer de plusieurs : le paresseux, le koala’ », a répondu le numéro un français. Avant de conclure : « Ça, c’était de la question ! »

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