Peut-on apprendre l’orthographe à des pigeons ‘

Peut-on apprendre l'orthographe à des pigeons '

© Edmund Gall.

C’EST un petit casse-tête pour’ les spécialistes du cerveau. La neuroimagerie a montré que lire des mots (mais pas les entendre) activait une zone bien délimitée de notre encéphale, nommée de ce fait l’aire cérébrale de la lecture. Or, comme l’explique un des meilleurs connaisseurs de la question, Stanislas Dehaene, directeur de l’Unité de neurosciences cognitives et professeur au Collège de France, « l’écriture n’a été inventée qu’il y a environ 5 400 ans, et jusqu’à très récemment, seule une toute petite fraction de l’humanité apprenait à lire. Le cerveau humain ne peut donc en aucun cas avoir fait l’objet d’une pression sélective, au cours de son évolution, pour en faciliter l’apprentissage. »

D’où vient donc que, dans toutes les cultures, ce soit cette aire cérébrale-là qui soit sollicitée lorsque nous avons un livre sous les yeux Stanislas Dehaene a émis l’hypothèse d’un recyclage neuronal : cette zone du cerveau, autrefois dédiée à un autre usage, disposait « d’une marge suffisante de plasticité pour parvenir à se recycler ou se reconvertir à ce nouvel usage » qu’est la lecture. L’idée d’une « reconversion » est renforcée par le fait que cette région est connectée au système de reconnaissance des objets et des visages chez les primates : elle aurait donc des « facilités » pour décoder les chaînes de formes que sont les mots. Une étude publiée en 2012 dans Science a montré que des babouins entraînés étaient sensibles aux propriétés statistiques de groupes de lettres et, sans être capables de comprendre le sens de ce qu’ils voyaient, pouvaient généraliser ces propriétés pour faire la différence entre des mots réels et des non-mots, c’est-à-dire des agrégats de lettres n’ayant aucun sens.

Toute la question est de savoir si cette capacité est propre aux primates ou si d’autres animaux, dotés d’une structure cérébrale différente, en disposent aussi. Une équipe de chercheurs néo-zélandais et allemands vient d’apporter une réponse surprenante dans une étude publiée le 16 septembre dans les Proceedings de l’Académie des sciences américaine. Pendant huit mois, elle a soumis dix-huit pigeons à un entraînement un peu spécial. Les oiseaux étaient placés devant un écran tactile sur lequel s’affichaient une suite de lettres et une étoile. Si la suite de lettres correspondait à un mot réel, les volatiles devaient la becqueter et voyaient s’ouvrir l’accès à une réserve de grains de blé. Si apparaissait un non-mot, les pigeons devaient à l’inverse donner un coup de bec sur l’étoile pour obtenir leur récompense.

POSITION DES LETTRES

Au terme de cet apprentissage, les quatre « élèves » les plus doués, qui reconnaissaient en moyenne 14 mots, sont passés à l’expérience proprement dite. De nouveaux mots et non-mots, qu’ils n’avaient jamais vus, leur ont alors été soumis et l’on a regardé si les oiseaux étaient capables de les classer correctement. Surprise : même si les columbidés n’avaient pu apprendre autant de mots que les babouins, leurs performances dans la différenciation mot/non-mot s’avéraient équivalentes à celles de ces singes !

Selon les auteurs de l’étude, bien qu’étant séparés depuis quelque 300 millions d’années de la lignée qui a donné les primates, les dinosaures que sont les pigeons sont cérébralement équipés pour établir des statistiques à partir de la manière dont s’écrivent les mots et en déduire des propriétés orthographiques. Les chercheurs expliquent que les oiseaux ont su repérer les duos de lettres fréquents en anglais (par exemple TH, EA ou IN ; en français on aurait ES, DE ou LE). Les pigeons ont aussi montré une bonne sensibilité à la position des lettres dans les mots (par exemple en français on trouve plus souvent le « v » en première position qu’en dernière). Autre élément renforçant l’idée d’une « analyse statistique » empirique : plus les non-mots étaient éloignés de la structure des mots réels, moins les oiseaux se trompaient (par exemple, il sera plus facile de deviner que « qywh » n’est pas un mot français alors que ce sera plus compliqué avec « tère »).

Les chercheurs tirent plusieurs conclusions de leur travail. Tout d’abord que ces résultats renforcent l’idée du recyclage neurologique chère à Stanislas Dehaene qui est abondamment cité dans l’article. Ensuite que la capacité à traiter les informations orthographiques n’est pas réservée aux seuls cerveaux des primates. Enfin que les oiseaux peuvent servir de modèles animaux pour effectuer des recherches sur les origines du langage et l’apprentissage des mots chez les humains.

Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)

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