Non 20 % des patrons ne sont pas  psychopathes 

Non 20 % des patrons ne sont pas  psychopathes 

Plusieurs médias se sont enflammés sur une étude affirmant qu’un patron sur cinq aurait des tendances psychopathes. Mais, comme souvent, l’étude a été mal interprétée.

Le Monde
| 26.09.2016 à 15h21
Mis à jour le
26.09.2016 à 15h54
|

Par Samuel Laurent

C’est l’histoire désormais classique de « l’étude américaine », reprise par la presse rapidement et sur un mode léger, au point de lui faire dire ce qu’elle n’a jamais dit. Ici, l’assertion est la suivante : un patron sur cinq serait psychopathe.

De très nombreux médias ont repris cette étude ces derniers jours y compris Le Monde. Pourtant, un examen plus attentif aurait dû inciter à plus de prudence.

1. Une étude similaire en 2011

Après les « pervers narcissiques », les « psychopathes » sont devenus un sujet récurrent des magazines. En 2010, une étude similaire menée autour de cette question par un psychiatre new-yorkais, Paul Babiak, avait déjà fait l’objet de nombreuses reprises dans la presse, par exemple dans le quotidien britannique The Guardian ou sur le pure player français Slate.fr.

M. Babiak concluait, après avoir fait passer des tests à 203 cadres dirigeants, que 4 % d’entre eux présentaient des traits caractéristiques d’une structure mentale psychopathe, contre 1 % dans la population générale. Si les auteurs mettaient eux-mêmes en garde contre les limites inhérentes à un échantillonnage réduit, l’étude avait déjà passionné les médias, avec des titres du genre « un patron sur 25 serait psychopathe ».

Cette fois, un psychologue australien, Nathan Brooks, en a fait son sujet de doctorat, mené avec Katarina Fitzon, à l’université de Bond (Australie), et l’aide d’un autre chercheur, Simon Croom, de l’université de San Diego, en Californie. Leur article, paru dans la revue Crime Psychology Review durant l’été, et qui sera présenté dans un colloque à Melbourne, a une nouvelle fois passionné la presse.

2. Une étude à très faible périmètre

Comment les chercheurs ont-ils travaillé ‘ Ils ont en fait synthétisé d’autres travaux, notamment ceux de M. Babiak. Ils n’ont donc pas mené eux-mêmes d’expérimentation. En réalité, ils discutent justement les chiffres avancés par d’autres, notant que, selon le test psychiatrique employé, la différence peut être très importante (de 3 % à 20 %).

Mais alors, d’où sort ce chiffre de 20 % ‘ D’une autre étude, menée en partie par les mêmes chercheurs et mentionnée dans l’article de Brooks et Fitzon. Cette enquête a porté sur un seul secteur, celui de la gestion de la chaîne logistique (« supply chain » en anglais). Des volontaires, 261 au total, tous avec un niveau de responsabilité avéré, ont répondu à des questionnaires.

Leurs réponses ont montré que 55 d’entre eux présentaient des traits de psychopathie, soit 21 %, c’est-à-dire le niveau que l’on rencontre par exemple en prison. Les chercheurs estiment ce niveau élevé et mettent en garde contre les conclusions hâtives, compte tenu de l’absence d’enquête plus vaste ou portant sur d’autres secteurs, et d’une incertitude relative aux questionnaires utilisés, qui semblent faire grandement varier le taux final de « psychopathes ».

3. La notion de « psychopathe » est discutée

Mais qu’entend-on par « psychopathe » ‘ Au-delà de la figure du « tueur fou » des films, le c’ur de la recherche des auteurs est justement les psychopathes « non criminels ». Selon eux, les traits de psychopathie incluent l’hypocrisie, la tendance au mensonge compulsif, l’égocentrisme, le peu de fiabilité, l’absence de remords, l’incapacité à ressentir de l’empathie ou de la compassion.

Les auteurs évoquent donc une psychopathie qui n’est pas celle à laquelle on pense de prime abord, et en distinguent deux sous-types, l’un caractérisé par l’absence d’angoisse, l’immoralité et l’égocentrisme, l’autre qui se traduit par de hauts niveaux d’agressivité, d’angoisse ou de peur.

Ce sont ces traits qui sont testés, et encore ne le sont-ils pas de la même manière. Comme l’explique l’article de Nathan Brooks et Katarina Fitzon, la prévalence (nombre de cas à un instant donné) varie très fortement selon le type de test employé. Les auteurs de l’étude citent d’autres travaux, qui ont également conclu à la présence de traits de psychopathie chez la plupart des présidents américains, au premier rang desquels John Fitzgerald Kennedy ou Franklin Roosevelt.

4. « Bons » et « mauvais » psychopathes

L’étude conclut d’ailleurs à l’existence potentielle d’une psychopathie « bénéfique », où les traits caractéristiques du psychopathe (notamment l’absence de peur ou d’empathie) peuvent être des atouts (les chercheurs citent le cas de l’armée).

Surtout, elle estime que les questionnaires et les tests autour de cette pathologie ont besoin d’une sérieuse refonte au regard de l’évolution de la psychiatrie et de la connaissance de ce syndrome.

Leur conclusion est assez claire :

« Il est important de mieux comprendre la notion de psychopathe d’entreprise’, car des éléments montrent, d’un côté, qu’ils peuvent exercer une influence toxique sur leurs collègues et subordonnés, ou peuvent s’engager dans des activités illégales et non éthiques ; mais que, d’un autre côté, d’autres recherches montrent qu’un haut niveau de traits psychopathiques chez des cadres dirigeants peut aller avec un haut niveau de satisfaction chez leurs subordonnés. »

Bref, nul besoin de se demander lequel parmi ses supérieurs est « le » psychopathe, ni, comme toujours, de généraliser à l’envi les conclusions très ciblées et précises d’une étude.

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