Mort de Claude Sales ancien rédacteur en chef au  Monde 

Mort de Claude Sales ancien rédacteur en chef au  Monde 

Le Monde
| 16.06.2016 à 12h54
Mis à jour le
16.06.2016 à 13h02
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Par Bruno Frappat (Directeur de la rédaction du « Monde » de 1991 à 1994)

Claude Sales, mort le 15 juin à Paris, à l’âge de 85 ans était un journaliste heureux. Il montrait à ses amis un projet d’essai intitulé Le Bonheur d’être journaliste. Il aimait l’actualité, il aimait les gens, il aimait la vie sous toutes ses formes. Boire et manger et fumer aussi, ce qu’il fit jusqu’aux limites de la résistance du malade qu’il était devenu au fil de ses cancers. Ce blagueur jovial disait, ces dernières années : « En matière de cancer, je pratique le cumul puisque j’en ai deux. »

Cet homme de culture classique (latin, grec) aimait les anonymes que les trajets dans les transports en commun nous mettent sous le nez. Il portait constamment sur lui un petit carnet dans lequel il croquait des visages d’inconnus. Il collectionna ainsi des centaines de visages, qu’il colorait une fois rentré à la maison, sans établir aucune échelle de valeur ou de beauté entre les figures croisées. Toutes, à ses yeux, étaient intéressantes.

Libre-penseur catho

Son humanisme lui venait d’une éducation catholique assez traditionnelle qui s’accorda avec sa famille d’adoption, celle de son épouse, Cécile, née Denoix de Saint-Marc, et qui donna nombre de personnages qui illustrèrent la France. Lui-même, outre ses études, s’était formé à l’école civique de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) dans les années 1940 et 1950, à une époque où l’épiscopat ne voulait pas entendre parler d’engagement politique des jeunes chrétiens. Il en resta chez Claude Sales une conception de la liberté du chrétien qui ne le lâcha jamais et dont il discutait avec son frère Michel, jésuite, décédé récemment.

Claude Sales était en quelque sorte un libre-penseur catho. Libre de considérer les « rires de Dieu » qui, dans sa barbe, se moque bien des hommes et de ce qu’ils lui font dire. Il consacra au sujet un essai brillant publié en 2003 et qu’on devrait relire’ Liberté, durant la guerre d’Algérie, qui lui valut de passer des mois dans les maquis du sud algérien avec des « indigènes » comme on disait encore, ce qui lui donna des sueurs froides quand il acquit la conviction que certains de ses hommes préparaient son assassinat. Il en tira un petit roman vrai, La Trahison, publié en 1999, et dont Philippe Faucon fit, en 2006, un film qui eut un certain écho.

Le journalisme n’était pas pour lui un sacerdoce, ni une mission au sens mystique, mais une activité professionnelle qui avait l’avantage de faire lier plusieurs de ses passions : la curiosité poussée jusqu’au goût du cancan, l’écriture pour être lu, la chose politique, la psychologie humaine, la culture sous toutes ses formes. Il fut donc journaliste généraliste, ce beau mot quand on l’applique à la médecine. A chacune des étapes de sa longue carrière, il mit à profit l’une des qualités de son intelligence et l’une des facettes de sa curiosité.

Formateur

Il se forma, après des débuts à Témoignage chrétien, en 1957, avec Georges Suffert et, revenu de la guerre d’Algérie rude école si l’on y songe ! sous la férule de Pierre Lazareff, le patron de France Soir (« C’est bon ça, coco »), de 1960 à 1965. Puis il y eut une série de postes correspondant à ses capacités d’organisateur, de relecteur, de serviteur du travail d’autrui et de service du public dans l’indifférence à son propre ego. Un passage à Télé Magazine, en 1965, puis retour à France Soir (1966-1972) pour y être chef adjoint du service étranger à une époque où le « seul journal français vendant plus d’un million d’exemplaires » ne dédaignait pas les sujets internationaux.

Deux ans de direction des éditions de l’Epi (1972-1974), et le voici professeur au Centre de formation des journalistes de Paris. Il y formera, de 1974 à 1976, des cohortes de jeunes confrères qui se souviennent de sa pédagogie robuste, où le bon sens prévalait, écrasant les idéologies de l’après-Mai 68. Ensuite démarre pour lui l’aventure du Point où il rejoint Jacques Duquesne et Claude Imbert comme chef d’enquête, puis chef du service Nation. C’est le moment où il fait le plus de journalisme politique avec Pierre Chambraud et pratique ce que l’on n’appelait pas encore pompeusement le « journalisme d’investigation ».

De 1976 à 1982, il dirige des enquêtes comme si le genre relevait d’une science exacte avec courbes, chiffres, analyses fondées sur des faits vérifiés et refus des on-dit. Il sera encore homme d’organisation dans la radio, à Radio France où l’ont entraîné ses amis Roland Faure et Jean-Noël Jeanneney pour en faire le directeur de la rédaction de France Inter.

Un « grand frère »

Enfin arrive l’année de son entrée au Monde, en 1985, avec le nouveau directeur de la rédaction de l’époque, Daniel Vernet, nommé par André Fontaine. Claude Sales restera cinq ans à la rédaction en chef du journal, manifestant une sage et souriante autorité, notamment sur les services culturel et littéraire dans la mesure où ceux-ci voulurent bien lui reconnaître un professionnalisme au service d’un public. Il terminera sa carrière professionnelle comme président de Télérama, de 1990 à 1997, associant goût de la culture et sens de la gestion.

Claude Sales, tout au long de son parcours, ne s’est jamais départi d’un professionnalisme de « canardier » âpre à l’information exacte, hiérarchisée et vérifiée, amoureux du mot juste, hostile à l’emphase et aux purs effets de style. Le signataire de ces lignes, qui eut à travailler avec lui au Monde durant près de cinq ans, au point d’être devenu son ami, peut témoigner que ce professionnel était, pour nombre de plus jeunes que lui, un véritable « grand frère » en journalisme, drôle et chaleureux, libre et intraitable avec les faits. Les verbeux ou les idéologues ne l’appréciaient guère. Les doctrinaires du journalisme militant non plus. Il n’avait qu’un maître : le journal, qu’un seul objectif, le lecteur, qu’un seul souci, la qualité et la solidarité des équipes. L’évolution récente du journalisme l’exaspérait. Il souffrait de la montée dans nos rangs de l’inculture et de l’à-peu-près. Il avait vécu, notamment en Algérie, au plus près de la tragédie qu’est l’histoire, et ne supportait plus les histrions ou les faiseurs.

Il aimait raconter des histoires d’ancien journaliste. Elles étaient toujours drôles, parfois salaces, jamais très méchantes. Tous ceux qui l’ont aimé perdent un compagnon, un modèle de fidélité, un homme libre.

[Claude Sales était un grand professionnel de la presse écrite. Le Monde adresse ses plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches. J.’Fe.]

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