L’islamophobie et les mots du racisme

L'islamophobie et les mots du racisme

Le terme d’« islamophobie » n’en finit pas de diviser et de faire polémique dans la société française. Son assimilation à un racisme se voit contestée au prétexte qu’il serait mal taillé et interdirait la libre critique d’une religion. En réalité, c’est là le lot de nombreuses expressions propres à la terminologie du racisme.

L’approximation des mots

« Antisémitisme » est mal conçu puisqu’il paraît englober tous les Sémites, quand chacun sait qu’il ne concerne que les Juifs. Le succès du suffixe « phobie » (« xénophobie », « romophobie », « négrophobie »’) laisse sceptique, l’irrationalité qu’il sous-tend décrivant très imparfaitement ce qui motive les différentes formes d’hostilité. Le « racisme anti-Français » renvoie à un usage extensif du mot « racisme », devenu par abus de langage synonyme de rejet (des roux, des jeunes, des personnes en surpoids’). Le racisme anti-blancs s’affiche en symétrie du racisme anti-noirs sans que les expériences vécues par les uns ou les autres, notamment celle de la discrimination, aient grand chose en commun. Le racisme anti-Arabes désigne un groupe humain qui ne correspond pas à la diversité ethnique qu’il recouvre dans les faits. Quant au glissement d’Arabes à musulmans, il témoigne de la place prise par l’islam dans l’opinion, au cours des dernières décennies, quand bien même l’individu ne se verrait pas attaquer pour un motif religieux. Par ailleurs, le terme « racisme » qualifie souvent des situations qui relèvent davantage de l’ethnocentrisme, considéré par Claude Lévi-Strauss comme naturel voire légitime, que d’une volonté réelle d’exclure ou de hiérarchiser. En outre, la référence à la « race » se heurte au « racisme sans race », mis en évidence par Pierre-André Taguieff et Colette Guillaumin au début des années 1980. Le relatif retrait de la « race » au profit de la « culture », dans les formes contemporaines du rejet de l’autre, amène à s’interroger sur la pertinence du mot « racisme » lui-même. Face à de tels flottements et approximations, pourquoi s’opposer encore à l’inscription dans le débat de l’ « islamophobie » qui y a déjà largement infusé

Le poids des réticences

Le choix des termes n’est pas une question secondaire. Les insuffisances de cette terminologie rappellent que les appellations constituent avant tout des idéaux-types, et qu’elles en ont la dimension théorique et les limites. Les traits dominants d’un phénomène, à une époque donnée, font évoluer le vocabulaire sans que le nouveau terme choisi efface totalement les caractéristiques préexistantes. Si l’imperfection langagière n’a jamais interdit l’usage d’un terme, il faut toutefois pointer les réticences nombreuses que soulève la notion d’« islamophobie ». Les chercheurs en sciences sociales et humaines, parmi d’autres, demeurent profondément divisés à son sujet, ce qui semble n’avoir jamais été le cas avec les autres mots du racisme. Bien qu’inapproprié, le mot « antisémitisme » n’a pas suscité de levées de boucliers lorsqu’il a été forgé en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Les critiques qu’il a fait naître ont été rapidement dépassées par la reconnaissance du besoin de nommer la virulence renouvelée de la haine antijuive. Le mot venait à l’évidence combler un vide.

La religion, vivier du racisme

La confusion actuelle vient notamment de l’interpénétration ambiguë de deux champs, ceux du racisme et de la religion, dont chacun est à même de constater la simplicité d’entremêlement. Si une religion n’est effectivement pas une race, il faut rappeler que les deux premières lois françaises contre le racisme (1939, 1972) font figurer la religion parmi les critères auxquels peut se référer l’injure. La justification est historique. L’antijudaïsme a continué à nourrir l’antisémitisme au XXe siècle. La haine d’Édouard Drumont, auteur du best seller La France juive (1886), demeurait à bien des égards de nature religieuse, et l’on sait l’héritage qui fut le sien dans la famille antisémite française. Le racisme colonial n’est pas non plus exempt d’un regard méprisant sur les colonisés adeptes de l’islam ou de croyances traditionnelles, regardés de manière méprisante comme des formes de superstition ou des archaïsmes.

La clarté de la loi

Aujourd’hui, les débats relèvent en fait strictement de la question d’accepter ou non que l’acte de critique d’une religion, légal dans le cadre républicain français, puisse automatiquement ouvrir sur l’accusation de racisme et de persécution. L’enjeu est de taille. Il divise profondément les chercheurs mais concerne en réalité l’ensemble de la société et ne peut être balayé d’un revers de manche.

Il est vrai que l’enseignement du mépris à l’égard des Juifs, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jules Isaac (1962), a transité par un antijudaïsme catéchisé. L’islamophobie et ses effets délictuels ne sauraient être niés : il existe bien aujourd’hui des discours qui stigmatisent violemment l’islam et dont le martèlement rejaillit sur ses fidèles et ceux qui lui sont apparentés. Mais ils ne relèvent pas d’une source institutionnelle et sont soumis à de multiples contre-discours. Cette passerelle, entre la haine de la religion et celle de ses fidèles, constitue précisément un objet de la lutte contre le racisme, qui s’attache non pas au dénigrement des dogmes religieux mais aux crimes et délits commis en son nom.

Ce constat autorise la remise en cause, dans le cadre de la lutte contre le racisme, de l’emploi du terme d’islamophobie, qui englobe deux réalités antithétiques : l’une se rattache effectivement au racisme et tombe sous le coup de la loi, l’autre relève de la liberté, garantie par le droit, de critiquer les doctrines, les dogmes, les pratiques.

La prééminence de l’Homme

Face à l’inadéquation de la notion, le débat public n’est pas démuni. Bien qu’insatisfaisante, l’expression de « racisme anti-musulman » renvoie de manière explicite à l’essentialisation et à la stigmatisation, qui assignent des individus à une identité figée et absolutisent leur appartenance. La référence au croyant ou présumé tel, plutôt qu’à la religion, a le mérite de réintroduire clairement l’homme comme cible fondamental du racisme, et non ses idées ou ses croyances, qui ne relèvent pas du racisme même si elles contribuent évidemment à le nourrir.

L’aspect polymorphe et éminemment polémique du racisme, notamment due à la place qu’occupe en son c’ur la notion si complexe de différence, entraîne assez fatalement la formation d’un champ lexical en recomposition constante. Prendre acte de cette difficulté ne signifie pas qu’il faille valider un terme au sujet duquel les désaccords, fondés, sont si vifs. Ce n’est pas être raciste ou simplement de mauvaise foi que de se montrer circonspect lorsque le choix des mots fait disparaître l’Homme derrière la religion.

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