Les  cyborgs olympiques  se retrouvent à Zurich

Les  cyborgs olympiques  se retrouvent à Zurich

Le Monde
| 07.10.2016 à 09h28
Mis à jour le
08.10.2016 à 09h18
|

Par Henri Seckel

Samedi 8 octobre, devant plusieurs milliers de spectateurs, Claudia Breidbach va accomplir une série d’authentiques exploits : couper du pain, ouvrir une boîte de ­conserve ou encore suspendre du linge de la main gauche. La tâche à laquelle s’attelle Vance Bergeron ne sera pas moins spectaculaire : parcourir 750 mètres à vélo. Précisons que la première n’a jamais eu de main gauche, et que le second est tétraplégique depuis trois ans.

L’Allemande (45 ans) et le Franco-Américain (54 ans) font partie des 73 concurrents originaires de 25 pays différents qui participeront, dans la Swiss Arena de Kloten, dans la banlieue de Zurich, à la première édition du Cybathlon. Un événement présenté comme des « Jeux olympiques pour ­cyborgs », formule aussi simpliste que frappante mais qui a le mérite de synthétiser l’idée d’une compétition se déroulant à la fois sur les plans sportif et technologique. Les cybathlètes  « pilotes » est le terme officiel ‘ sont des personnes handicapées, assistées par des engins ou des prothèses relevant de la robotique.

Six épreuves

« Il y a quatre ans, j’ai lu dans un journal ­l’histoire d’un type qui avait monté les 103 étages de la Willis Tower de Chicago en quarante-cinq minutes à l’aide d’une prothèse électronique de la jambe, se souvient Robert Riener (48 ans), concepteur du Cybathlon et professeur à l’Ecole polytechnique fédérale (ETH) de Zurich, qui organise l’événement. C’était très impressionnant, je me suis dit qu’on pourrait envisager quelque chose de similaire à Zurich, et même l’élargir à plus de disciplines. »

Il y en aura six pour ces premiers jeux paralympico-bioniques, où le dopage technologique est la règle et où les podiums récompenseront autant les pilotes que les équipes scientifiques qui les entourent. Une course à vélo (à trois roues), dont les participants ­pédaleront grâce à la stimulation électrique des muscles de leurs cuisses ; une course virtuelle à travers une interface cerveau-ordinateur où chaque pilote dirigera son personnage à l’écran par la pensée, à l’aide d’un casque couvert d’électrodes ; une course pour porteurs d’un exosquelette ; une course pour porteurs d’une prothèse à la jambe ; une course pour porteurs d’une prothèse au bras ; et une course en fauteuil roulant.

Dans ces quatre derniers cas, on parle de « course », car il s’agira d’épreuves de rapidité, mais on sera bien loin d’une piste d’athlétisme. « La majorité des personnes handicapées se moquent de pouvoir courir le plus vite possible, expose Robert Riener. Elles ont surtout besoin de pouvoir grimper des escaliers, monter des rampes, s’asseoir sur un canapé », des tâches parfois aussi difficiles pour une personne handicapée qu’un saut à la perche ou un lancer de ­javelot  au passage, l’Islandais Helgi Sveinsson, qui concourt au Cybathlon avec sa prothèse de la jambe, a fini cinquième du javelot aux Jeux paralympiques de Rio. « L’idée n’était pas tellement de trouver les meilleurs athlètes, poursuit Riener. On a voulu que les épreuves ressemblent à des tâches de la vie quotidienne, afin de promouvoir le développement de technologies utiles. »

Le Cybathlon offre également un formidable coup de projecteur et d’accélérateur à la recherche scientifique

Ainsi, pour les amputés d’une jambe soutenus par leur prothèse, les paraplégiques harnachés dans leur exosquelette et ceux assis dans leur fauteuil roulant, l’objectif sera, en un temps limité, de franchir un certain nombre d’obstacles qu’ils croisent tous les jours  marches, plans inclinés, sols irréguliers ‘ et de faire preuve de précision en slalomant entre des piquets ou en marchant sur des ­cibles. Les amputés du bras, eux, devront utiliser leur prothèse pour saisir des objets de tailles et de formes variées, placer une chemise sur un cintre, sortir un sucre de son emballage ou encore visser une ampoule  une tâche d’une complexité extrême.

Derrière chaque cybathlète s’écrit une histoire hors du commun, et chacun des 73 pilotes mériterait qu’on raconte la sienne. Claudia Breidbach est née sans avant-bras gauche, mais ça ne l’a jamais empêchée de vivre sa passion, le saut en parachute. Et, ­depuis 2013, elle possède une prothèse ahurissante, conçue par le laboratoire pour ­lequel elle travaille, Touch Bionics, qui offre 24 prises différentes (dont l’une pour tenir des baguettes) et lui permet de vivre une vie plus ou moins normale avec deux mains.

« L’idée du Cybathlon, explique-t-elle, c’est aussi de dire aux gens que si demain ils ont un accident et perdent une main, ils pourront ­bénéficier d’innovations géniales. Quand quelque chose comme ça nous arrive, c’est un sacré choc, et on peut avoir le sentiment que la Terre s’arrête de tourner. Mais non, c’est juste qu’elle tourne d’une autre manière. »

Vance Bergeron, lui, a perdu l’usage de ses deux jambes en se faisant renverser par une voiture un matin de février 2013, alors qu’il se rendait au travail sur son vélo, avec lequel il roulait en moyenne 7 000 kilomètres par an. Il n’a pas perdu le moral, a conçu pour le Cybathlon un bijou de vélo à trois roues  signé par Eddy Merckx, Raymond Poulidor et Jean-Christophe Péraud ‘ et s’est préparé avec l’équipe de l’Ecole normale supérieure de Lyon, où il est chercheur en neurosciences. Au-delà du Cybathlon, Vance Bergeron rêve de pouvoir à nouveau parcourir les pentes des Alpes qu’il a si souvent avalées, et l’objectif n’a rien d’irréaliste.

Sensibilisation aux problématiques du handicap efficace

Il n’y a qu’à voir la prouesse de la Team Cleveland, qui participe aussi à la course de vélo et dont le pilote est déjà sûr de l’emporter : contrairement à ses concurrents, dont les muscles seront stimulés à l’aide d’électrodes scotchées sur la peau, lui s’est carrément fait implanter des électrodes à l’intérieur du muscle une opération longue et onéreuse. Résultat, quand Vance Bergeron produit 20 watts avec ses jambes, Michael McClellan en produit 125, et il bouclera tranquillement les cinq tours de piste dans cette épreuve qui est celle se rapprochant le plus d’une épreuve sportive dans sa dimension physique.

Car parcourir 750 mètres en moins de huit minutes n’a rien d’évident : même si ce sont des électrodes qui activent le muscle, survient un moment où celui-ci n’a plus assez d’énergie pour se contracter. « J’ai dû suivre un programme d’électrostimulation trois fois par semaine pendant un an pour redonner du galbe au muscle, regagner de la force et de l’endurance, raconte Jérôme Parent, paraplégique depuis qu’il a reçu une balle perdue dans la moelle épinière il y a vingt et un ans et qui participe à la course avec l’équipe Freewheels, basée à Dijon. Après l’entraînement, ma tension artérielle est bien plus ­élevée, je perçois que mes jambes ont fait un réel effort et que mon corps a travaillé énormément, je ressens de la fatigue. »

« Il s’agit d’une compétition, les gens vont devoir être entraînés, faire preuve d’agilité et de combativité, rappelle Robert Riener. Mais c’est davantage un événement scientifique, et si on l’organise, c’est pour tâcher de se débarrasser des barrières entre gens avec et sans handicap et faire en sorte de mieux intégrer ces personnes dans la société. »

Certains redoutent que le Cybathlon, qui sera diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et en streaming sur Internet, ne vire au freak show. Mais il a surtout, pour l’instant, permis une sensibilisation aux problématiques du handicap plus efficace que n’importe quelle campagne publicitaire auprès des responsables politiques, de l’assurance-maladie et du grand public, au moins en Suisse.

Il offre également un formidable coup de projecteur et d’accélérateur à la recherche scientifique, et nourrit une réflexion quasi philosophique sur la frontière ténue entre l’homme réparé et l’homme augmenté, sur le transhumanisme et les fantasmes sur les progrès de la technologie. Qui n’est pas aussi avancée que certains l’imaginent. « Avec un exosquelette, il faut une minute pour grimper cinq marches, et c’est la meilleure technologie qui existe, conçue par les meilleurs ingénieurs du monde !, sourit Robert Riener. Certains imaginent que les ­armées ont déjà une technologie plus avancée, mais c’est complètement faux. » Iron Man ou Steve Austin, alias « l’homme qui valait trois milliards », n’existent pas encore. En ­attendant, ils s’appellent Claudia Breidbach ou Vance Bergeron.

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