L’ENA Sciences Po et l’enseignement supérieur à deux vitesses

L'ENA Sciences Po et l'enseignement supérieur à deux vitesses

Le cloître de l’hôtel de l’Artillerie, que vient d’acquérir Sciences Po Paris (photo O.H.N.K.)

Coup sur coup, les projecteurs de l’actualité viennent de se braquer sur deux grandes écoles parisiennes emblématiques, l’ENA et Sciences Po. C’est d’abord l’ENA, qui dans une note interne, faisait part de ses difficultés financières : son « déficit chronique » s’élèverait à près de 2 millions d’euros par an. Motif, la subvention de l’Etat, en baisse régulière (à 32 millions d’euros cette année), alors que les charges augmentent. La direction de l’école appelle donc les pouvoirs publics à lui verser au plus vite ladite subvention.

De son côté, Science Po annonçait il y a quelques jours le rachat du magnifique hôtel de l’Artillerie (14.000 mètres carrés), à Paris, un bâtiment du XVIIème siècle, pour 93 millions d’euros. Une opération dont le coût total, travaux de restauration et déménagement inclus, atteindra 200 millions.

 

Le site de la Commanderie, qui héberge l’ENA à Strasbourg.

Entre Paris et Strasbourg, le grand écart de l’ENA

Concernant l’ENA, il est clair que sa double implantation, à Strasbourg et à Paris, n’est plus tenable dans le contexte actuel de déficit public élevé et de restrictions budgétaires. Le déménagement dans la capitale européenne pouvait se comprendre, il y a quelques années, dans un souci louable de décentralisation et de renforcement du site strasbourgeois en Europe. Mais cette décentralisation n’a pas été jusqu’au bout, l’école gardant jalousement son ancrage parisien. Or cette présence sur deux sites n’apporte pas grand chose au plan de l’enseignement, et génère d’importants surcoûts, évalués à 12 millions par an. Sans parler de la perte de temps et d’efficacité pour les étudiants, les professeurs, les équipes dirigeantes’ D’autre part, force est de constater que la capitale européenne ne l’est qu’à temps partiel, nombre de députés européens rechignant à s’y rendre et préférant Bruxelles. On peut le déplorer, mais c’est ainsi.

Il faudra donc en finir avec cette double implantation, et le plus tôt sera le mieux. Gageons que le puissant réseau des énarques saura se mobiliser pour éviter un transfert total loin des cercles parisiens de pouvoir’ Restera alors à trouver une autre utilisation à l’autre campus, celui de à Strasbourg.

Interrogée par Le Point, Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’Ifrap, ne s’est d’ailleurs pas privée d’égratigner la gestion de l’ENA, soulignant qu’il serait bon que l’école réalise un certain nombre d’économies de fonctionnement et taille dans sa masse salariale. Au passage, elle réclame aussi un « audit citoyen » sur les comptes de l’établissement, et propose de supprimer la rémunération versée aux élèves. « L’École nationale d’administration doit montrer l’exemple de la bonne gestion et communiquer sur ces questions en toute transparence« , assène-t-elle.

Pour Sciences PO, une opération immobilière à 200 millions

Une vue du projet d’aménagement de l’hôtel de l’Artillerie.

Sciences Po a, elle aussi, maintenu son ancrage parisien, au Quartier Latin et à deux pas des ministères. Quitte à émietter ses locaux dans une vingtaine de bâtiments, loués à prix élevés. Aussi l’achat de l’hôtel de l’Artillerie, propriété du ministère de la Défense, paraît-il assez logique : l’idée est de créer un campus « oxfordien » au coeur de Paris, qui permettrait de réunir dans un même bâtiment tous les masters (école de droit, de commerce, de journalisme). Le tout dans un ensemble muni des équipements les plus modernes : réseau informatique performant, salle des marchés, bibliothèque, cafétéria’ Frédéric Mion, le directeur, se déclare convaincu qu’il s’agit là d’un élément d’attractivité majeur pour l’école.

Pour financer l’opération, Frédéric Mion prévoit un emprunt sur trente ans, des économies sur les loyers et des ressources supplémentaires liées notamment à la formation continue, une campagne de fonds complétant le tout. Le rachat, assure-t-il, ne coûtera rien à l’Etat du moins directement, car celui-ci apporte tout de même à l’IEP un soutien financier significatif.

La Cour des comptes fronce cependant les sourcils, trouvant que le montage financier repose sur des prévisions de recettes optimistes. De son côté, le député Jean-Louis Dumont, président du Conseil de l’immobilier de l’État (CIE), s’interroge sur le prix d’achat de l’hôtel de l’Artillerie, estimant sa valeur réelle plutôt autour de 120 millions.

Plus largement, ces deux affaires soulèvent au moins deux questions. D’abord, comment maintenir au coeur de la capitale, et à quel coût, avec la flambée des prix de l’immobilier, une population « mêlée », diverse, qui ne soit pas composée seulement de bobos et de rentiers, mais aussi de gens de tous âges et de toutes conditions et notamment d’étudiants, dont un nombre croissant de municipalités commencent à découvrir la contribution majeure à l’animation et à la vie de la cité Comment, aussi, renforcer l’attractivité internationale de Paris, sans en chasser du même coup les jeunes et les étudiants

Investir davantage dans l’enseignement supérieur

Autre question majeure, celle des moyens dont disposent certains établissements du supérieur, par comparaison avec d’autres. Que l’ENA, Sciences Po et leurs étudiants bénéficient d’un environnement, d’infrastructures et de conditions d’études de qualité n’a rien en soi de scandaleux, au contraire. C’est un élément majeur du rayonnement de notre pays. Mais comment justifier que, dans le même temps, d’autres établissements les universités, notamment peinent à boucler leur budget, voient leur dotation amputée, leurs fonds de roulement confisqués, leurs ressources diminuées, et se retrouvent à gérer la pénurie L’investissement immobilier majeur de Sciences Po, par exemple, n’est « soutenable » que si, dans le même temps, des moyens et des conditions d’études dignes sont offertes aussi aux étudiants d’autres filières, moins prestigieuses et ne disposant pas des mêmes relais puissants auprès des pouvoirs publics.

En matière d’enseignement supérieur, la France ne se caractérise pas seulement par son système « dual » (universités et grandes écoles), mais plus encore par un système à deux vitesses, qui laisse beaucoup de jeunes talents au bord du chemin. Et la solution ne consistera pas à déshabiller les uns (les grandes écoles) pour habiller (chichement) les autres, mais à accroître fortement la part, aujourd’hui bien trop faible, de la richesse nationale que la France investit dans son éducation supérieure et sa recherche (1). A l’heure où va s’engager l’intense période de débats qui mène à l’élection présidentielle, il est important que le sujet soit sur la table. Faute de quoi, le fossé déjà profond entre les « élites » et le reste de la population se creusera encore. Ce qui vient de se passer en Grande-Bretagne montre bien où cela conduit.

(1) Sur ce sujet, on lira avec profit l’ardent et convaincant plaidoyer de l’ancien directeur général d’HEC, Bernard Ramanantsoa, dans son livre « Apprendre et oser » (Albin Michel).

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