Le Teknival de Salbris renoue avec ses origines clandestines

Le Teknival de Salbris renoue avec ses origines clandestines

Le Monde
| 01.05.2016 à 16h12
Mis à jour le
01.05.2016 à 16h39
|

Par Cécile Bouanchaud

« Le point de rendez-vous est fixé à Angerville, dans l’Essonne, c’est de là que partira le convoi, direction le sud. » Ce message, envoyé vendredi 29 avril à 14 heures par un proche des organisateurs du 23e Teknival, marque le début d’un jeu de piste long de douze heures. Il signe surtout un retour aux sources des Teknival, ce mouvement venu d’Angleterre arrivé en France en 1993, qui rassemblent chaque année les amateurs de techno, désireux de battre la campagne dans d’anciens entrepôts ou dans une clairière. Leur credo initial : la clandestinité.

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Retour aux sources et clandestinité pour le Teknival

Depuis 2001, les autorités publiques ont imposé aux « teufeurs » de « teuf », fête en verlan des mesures répressives pour encadrer ce genre d’événement. Las des vaines négociations avec le gouvernement, les teknivaliers ont décidé, pour l’édition 2016, de faire un pied de nez aux autorités en ne déclarant pas auprès de la préfecture leur rassemblement, baptisé « Ravelotion » référence aux raves : « délirer », en anglais , qui se tient du 29 avril au 2 mai.

Des convois organisés dans toute la France

A hauteur d’Artenay, dans le Loiret, le camion d’un « poseur de son » se fait contrôler par les gendarmes qui refusent de lui rendre les papiers de son véhicule. « Le préfet a déposé un arrêté préfectoral qui nous permet de contrôler les véhicules de plus de trois tonnes et demi. Alors c’est ce que nous avons fait », rapporte un gendarme présent sur les lieux.

A hauteur d’Arteney, dans le Loiret, le camion d’un teufeur qui organise un sound-system se fait contrôler par les gendarmes. Les teknivaliers qui font parti du convoi bloque le rond-point et tempêtent : « rendez-nous les clés du camion ! ».

Edouard Elias pour Le Monde

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Ce que les forces de l’ordre ne savent pas encore, c’est que le teufeur fait partie d’un convoi de centaines de teknivaliers. « C’était notre stratégie cette année. Comme notre manifestation est illégale, on devait rester groupés pour faire face aux contrôles des policiers », indique Matt, qui vit dans son camion depuis sept ans. « Rendez-nous les clés du camion ! », scandent alors les teknivaliers à l’unisson.

Stratégie payante. Une discussion s’amorce entre des organisateurs du Teknival, les gendarmes et le maire Pascal Gudin, arrivé sur place peu après le blocage. Ce dernier est venu apporter des nouvelles rassurantes : le préfet accepte de rendre les papiers du véhicule. Les gendarmes seront même chargés d’escorter le convoi jusqu’à son arrivée devant l’autoroute, les conduisant dans le Loir-et-Cher.

Vans, motorhomes, camping-cars

Une bonne nouvelle qui ne tombe pas du ciel. La veille, les représentants des cabinets du premier ministre, du ministère de l’intérieur, du ministère de la culture et un délégué interministériel à la jeunesse avaient reçu des membres des associations Freeform et Techno +, promettant plus de souplesse à l’avenir pour la tenue des Teknival.

Après une heure de blocage sous une pluie battante, les teknivaliers repartent donc « vers le sud », fort d’un convoi de deux kilomètres, parsemé de vans, de motorhomes, de camping-cars ou de modestes véhicules de jeunes conducteurs fraîchement auréolés de leur permis. « Il va se dérouler leur Teknival », rassure un des gendarmes présents. En traversant le département du Loir-et-Cher, les camions de teufeurs se croisent, se klaxonnent, se saluent. « Ça va être énorme. Cela a bien plus d’écho que les années précédentes », se réjouit Johan, 28 ans, pris en stop sur le trajet. Dans la nuit de samedi à dimanche, la préfecture a comptabilisé un pic de fréquentation avec 13 500 teufeurs, alors que l’édition 2015 avait totalisé sur l’ensemble du week-end 10 000 teknivaliers. Pour le rassemblement, les organisateurs attendent près de 40 000 teufeurs.

« On a jamais vu ça depuis le dernier Teknival clandestin en 2009 », se réjouit Matt, qui participe à son premier Teknival depuis cinq ans, en raison d’une interdiction d’organisation des rassemblements techno. Lors de l’édition 2015, un fiasco en termes de fréquentation, les teufeurs s’étaient réunis sur l’ancienne base aérienne 103 de Cambrai-Epinoy, dans le Nord. « On en avait ras le bol des bases militaires pourries, où l’on était parqués comme au zoo, encadrés par une armée de CRS sur du béton armé », résume Matt, 27 ans, du collectif des sound systems Résistance Centre, qui organise des « free parties« , littéralement, fêtes libres, dans la région du même nom.

Cinquante scènes de musique

Qui dit affluence dit aussi patience. Dans le convoi, seuls les véhicules en tête savent où va se dérouler le rassemblement. En chemin, des dealers interpellent, en vain, les véhicules pour connaître le lieu du Teknival. L’arrivée dans le village de Salbris, qui accueille contrainte et forcée la manifestation, se fera à 22 h 30. En raison de l’affluence massive de teufeurs venus de toute la France, l’accès au site, situé à quelques kilomètres de là, intervient trois heures plus tard, à 1 h 30 du matin. Dans la file interminable de voitures, certains teufeurs font la route à pied, d’autres, fenêtres ouvertes, diffusent leur musique. « Ça fait parti du charme de l’illégal, il faut mériter son sound system », relativise Johan, pendant qu’un bénévole montre le chemin du champ qui fera office de parking.

Sur le terrain voisin, dans le noir complet, éclairée par la pleine lune et des lampes frontales, les différents « poseurs de son » installent leur scène et leur « mur de son », soit plusieurs enceintes empilées les unes aux autres. Le champ de six hectares se transforme en une véritable fourmilière qui s’agite pour proposer de la musique aux teufeurs impatients. Certaines scènes s’apparentent à celles que l’on retrouve sur les festivals officiels. Chaque scène propose une décoration et une ambiance bien différente. Alors que le collectif Révolution Centre monte la sienne en collaboration avec cinq sound systems de la région, Léa confie qu’elle a passé deux jours à peindre l’une des décorations qui donne à leur espace des allures de temple maya. « L’univers de la teuf est bien plus riche que le fait d’écouter de la musique la tête dans les enceintes », rapporte la jeune femme de 22 ans, qui vend sur le site des bijoux et des sacoches en cuir qu’elle a confectionnés.

Il faudra attendre la fin de la nuit pour que les scènes les plus imposantes soient toutes montées. Passé six heures, les teknivaliers peuvent enfin déambuler sur le site pour choisir le style de musique qu’ils préfèrent : trance, frenchcore, hardcore, acidcore, dubstep, minimale ou encore hardtech. Au total, 150 sound systems ont répondu à l’appel de ce Teknival illégal, soit une cinquantaine de scènes, bien plus que les autres années.

Clandestinité et autogestion

« Le Teknival du 1er Mai n’était plus un événement qui rassemblait toute la communauté de teufeurs. Les plus impliqués refusaient d’être soumis à un dispositif très répressif », rapporte Sylvain, DJ de 41 ans, agent immobilier en Normandie. Léa, qui fait partie du collectif Révolution Centre, s’était d’ailleurs promis de boycotter le Teknival s’il se faisait en négociation avec les autorités. « Le fait que le lieu soit communiqué à tous avait fait du rassemblement le repère des plus gros cramés de France. Le côté provocation de l’illégal me plaît. L’énergie est plus folle », constate-t-elle, sourire aux lèvres, lampe torche accroché au front.

Comme elle, de nombreux teufeurs mettaient un point d’honneur à ce que l’événement ne soit pas déclaré, à l’image des free parties qu’ils organisent tous les week-ends. Un attrait pour la clandestinité qu’ils essaient de marier à une forme de responsabilité. « On prône l’autogestion : on accueille les teufeurs, on les incite à laisser l’endroit propre, et à la fin de la free partie, on tente d’empêcher les conducteurs sous l’emprise de drogue de reprendre le volant », résume Alizée, 29 ans, qui s’est portée volontaire pour participer à la logistique du teknival. Durant le week-end, les organisateurs coupent le son une heure l’après-midi, pour inciter les teufeurs à nettoyer le site. La directive semble être respectée : très peu de déchets jonchent le sol.

Gratuité et modes de vie alternatifs

Au-delà du noyau dur de teufeurs, les profils des teknivaliers sont bigarrés, comme Alizée, orthoprothésiste, Sylvain, agent immobilier, Chloé en CAP vente ou encore ce groupe de sept nuit-deboutistes, venus directement de la place de la République, qu’ils occupent depuis un mois. Tous partagent ce goût pour la musique en plein air. « L’idée est de faire la fête, d’écouter de la musique en dehors des boîtes de nuit, sans avoir à payer », rapporte Matt.

« A part notre tropisme pour la musique techno, notre point commun est d’entretenir un goût pour la différence, pour des modes de vie alternatifs », constate Pierre, ancien électronicien, devenu SDF il y a six mois, avant de s’installer sur la place de la République. « Je n’envisage pas ma vie en travaillant 35 heures par semaine », confie Léa, qui vit en collocation avec d’autres teufeurs depuis qu’elle a arrêté son travail d’animatrice dans les quartiers.

Du reste nombre de teknivaliers viennent pour s’oublier le temps d’un week-end. Comme ce groupe en provenance de Picardie, dont Geneviève, 64 ans, qui part tous les week-ends en Hollande « pour fuir le climat pesant en France ». Et s’enivrer au son de la techno hardcore.

« J’ai tout perdu, mais je vais rester jusqu’à la fin »

Pierre et Alban, tous deux 19 ans, participent à leur premier Teknival. On les retrouve sous une grande yourte mise à disposition pour que les teufeurs se reposent. Le premier, scolarisé en terminal ES, s’est fait voler toutes ses affaires dans la nuit de vendredi à samedi : téléphone, portefeuille, chaussures. Mais il ne s’en souvient pas. La veille, il a absorbé un cocktail de drogues. « J’ai tout perdu, mais je vais rester jusqu’à la fin. L’ambiance est géniale ici. Je me sens libre », lâche le jeune garçon au visage d’ange. Ici, la drogue est indissociable du Teknival. En plein après-midi, devant les pompiers, des dealers, venus en nombre, proposent LSD, MDMA, cocaïne, amphétamine, kétamine.

A midi, un jeune homme aperçu une heure plus tôt, de la poudre plein le philtrum, vient d’être emporté par les pompiers vers le site de secours mis en place à environ un kilomètre du site. 

« Contrairement à ce que l’on aurait imaginé, la première nuit a été calme, avec trois interventions », rapporte un pompier présent sur place. Trente-six heures après le lancement des festivités, les pompiers dénombraient deux évacuations à l’hôpital pour une cheville cassée et un pouce entaillé. L’association Techno +, qui centre son action sur la réduction des risques liés à la prise de drogue a, de son côté, pris en charge une quarantaine de personnes, détaille Renaud, membre de l’association, technicien lumière de profession. Comme Techno +, douze autres associations chargées de la prévention des risques liés à la prise de drogue, sont présentes sur le site. « Cela représente 88 intervenants, venus de Hollande, d’Allemagne, de Belgique, d’Angleterre, d’Espagne, d’Italie ou encore du Portugal », liste Renaud.

« Maintenant, c’est à l’Etat de faire ses preuves »

En parallèle de ces associations, tous les membres des sound systems doivent donner deux heures de leur temps pour aider à l’encadrement de l’événement, soit une manne d’environ 500 volontaires. Les organisateurs espèrent avec ce fonctionnement montrer qu’ils sont en mesure de se passer d’un dispositif de gendarmerie pour encadrer le rassemblement. Alors qu’un hélicoptère de la gendarmerie survole la zone, aucun fonctionnaire ne circule dans l’enceinte du Teknival. « Ils sont toutefois 350 à être mobilisés autour du site pour organiser la sécurité des biens et des personnes », rapporte la porte-parole de la cellule de crise mise en place vendredi soir.

La posture des forces de l’ordre semble toutefois avoir évolué. « C’est la première fois que les forces de l’ordre n’essaient pas d’empêcher notre mouvement. Elles sont davantage dans une logique d’accompagnement », constate Renaud. « Ça fait plus de dix ans qu’on nous dit de faire nos preuves, de prouver notre responsabilité. Nous l’avons fait. Nous avons montré que nous étions coopératifs. Maintenant, c’est à l’Etat de faire ses preuves », estime le technicien lumière, qui en est à son 18e Teknival.

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