Le récit d’une nuit de fête gâchée

Le récit d'une nuit de fête gâchée

Le Monde
| 11.07.2016 à 11h15
Mis à jour le
11.07.2016 à 11h21
|

Par La rédaction du Monde

La fête ne s’est pas terminée comme prévu. Comprendre, par la victoire de l’équipe de France. Elle avait pourtant été longuement attendue, et préparée. Cette fête avait commencé si tôt. Non à 21 heures, heure du coup d’envoi de la finale de l’Euro entre les Bleus et les Portugais. Mais dès la nuit de samedi à dimanche. Les lumières du Stade de France à Saint-Denis étaient restées allumées. Pour des raisons de sécurité. Peut-être aussi pour accueillir la victoire. Ces lumières avaient attiré de nombreux papillons, dont l’un s’est, à la 16e minute du match, posé sur la paupière de Cristiano Ronaldo quand il s’est blessé. Le joueur vedette de l’équipe du Portugal quittait le terrain. La France, et son équipe, avaient le champ libre pour la fête.

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Les larmes de douleur et de joie de Ronaldo

La fan-zone du Champ-de-Mars était bondée depuis le milieu de l’après-midi. Quelque 90 000 personnes serrées comme des sardines, prêtes à tolérer une compression encore plus insupportable à condition de communier devant un but français. Dès 18 heures, des messages diffusés aux abords du Champ-de-Mars, dans les stations de métro alentours et sur les réseaux sociaux indiquaient aux supporteurs que celle-ci, ouverte trois heures plus tôt, affichait complet. Une annonce qui provoquait cris, larmes et invectives dans la file d’attente. Peu avant le coup d’envoi, des supporteurs éconduits ont forcé les barrages de sécurité, arrêtés par des cordons de forces de l’ordre.

« Saint-Denis, c’est vous la capitale ce soir ! »

A Saint-Denis, à quelques encablures du Stade de France, 8 000 personnes, qui n’ont pas obtenu le premier sésame pour la finale, de toutes origines et couleurs, s’étaient massées dans le parc de la Légion d’honneur. L’animateur de la grande scène de la fan-zone alternait les « clappings » à l’islandaise et les déclarations : « Saint-Denis, c’est vous la capitale ce soir ! » Les supporteurs y croyaient. Quatre lycéennes enlacées criant de tout leur coffre : « 2-0, on va gagner ! » Alin, un Roumain de 29 ans travaillant dans le bâtiment, souriait en faisant le même pronostic. Et Jacqueline, une Togolaise gouvernante dans l’hôtellerie, lançait des « Griezmann, je t’aime ! »

A Marseille, la métropole a décalé la collecte nocturne des ordures pour que ses agents puissent suivre le match

A Marseille, théâtre du triomphe en demi-finale contre l’Allemagne championne du monde, tout était mis en place pour l’apothéose prévue. A 20 heures, devant les bars de Notre-Dame-du-Mont (6e arrondissement), la foule déborde sur les voies. Le Nouryad, bar PMU du quartier, a déployé un immense drapeau tricolore jusqu’au septième étage du bâtiment. La métropole a décalé la collecte nocturne des ordures pour que ses agents puissent suivre le match. A la sortie du métro Rond-point-du-Prado (8e), devant le stade Vélodrome, commence un défilé presque continu de supporteurs tricolores qui rallie la fan-zone. Tony, beau gosse de 18 ans venu du Puy-Sainte-Réparade, près d’Aix-en-Provence, déambule, comme beaucoup, torse nu. Sur son dos, il a tracé en bleu-blanc-rouge un numéro 7 et un « Griezmann » de fortune.

A Besançon, beaucoup se sont répartis entre les bars qui retransmettaient le match. Jusqu’alors, ils avaient coutume de se retrouver dans le centre-ville, place de la Révolution, pour y suivre les rencontres sur un écran géant. Mais pour la finale, c’est en lisière du quartier populaire de Planoise, dans l’enceinte du Parc des expositions Micropolis, que les amateurs se sont donné rendez-vous. L’ensemble des matchs de l’Euro 2016 y a été retransmis sur un écran de 112 m2 dans le hall principal, qui accueille d’habitude les salons et concerts dans la préfecture du Doubs. Avantage, la belle puissance de la sono. Inconvénient, l’entrée est payante : 5 euros, boisson comprise.

Ils ont été environ 2 000 à se rendre, dimanche soir, dans ce lieu excentré. Certains se sont acquittés de cette somme sans sourciller. D’autres se sont plaints. A la mairie, on a plaidé la difficulté de s’organiser en si peu de temps, après la victoire sur l’Allemagne, jeudi, qui propulsait la France en finale. L’adjoint aux sports, Abdel Ghezali, a mis en avant la baisse des dotations aux collectivités locales, la volonté de privilégier les pratiques amateurs face à l’UEFA. Certains, dans les services municipaux, ont cependant avoué « ne pas vouloir faire concurrence » à l’initiative de Micropolis.

Du succès annoncé à la défaite

En début de soirée, le directeur du Parc des expositions, Didier Sikkink, résolu à « faire vivre » dans son enceinte l’événement, était un brin nerveux. « Il y avait dès 17 heures plusieurs groupes devant les grilles, avait-il remarqué, inquiet. Quand j’ai lancé l’initiative, lors des matches de poules, j’avais promis qu’on continuerait tant que l’équipe de France resterait dans la compétition. J’ai tenu parole. Le premier soir, on a eu 200 spectateurs. Ensuite, ça a progressé, match après match. La dernière fois, il y avait 1 200 personnes, ça a été chaud’ » L’homme a bien sûr tout prévu côté sécurité. Les sièges ont été retirés. A l’entrée de la salle, des contrôles, avec fouille des sacs, sont effectués par des professionnels. Il y a de la musique avant le coup d’envoi, et encore à la mi-temps.

Impossible de déterminer à quel moment de cette soirée le succès annoncé de l’équipe de France s’est transformé en défaite. Tout s’est-il joué avant le match ‘ Durant le temps réglementaire ‘ Ou après un coup du sort dans les prolongations ‘ A Avignon, la metteuse en scène et interprète espagnole Angélica Liddell présentait sa nouvelle création, ¿ Qué haré yo con esta espada ‘ (« Que ferais-je moi de cette épée ‘ »). Un spectacle mettant en scène le Japonais Issei Sagawa, qui avait, en 1981, mangé « par amour » une jeune Néerlandaise.

L’artiste espagnole exprimait un souhait simple, terre à terre : que la France perde, « pour ne pas entendre de cris de joie durant mon spectacle ». Elle a été exaucée. Juste des remarques dépitées de quelques-uns, à la vue de l’écran géant installé dans un café, devant lequel se fixe l’attention des spectateurs faisant la queue avant d’assister à la pièce. Il est 21 h 30, l’équipe de France domine la rencontre et bute sur le gardien portugais. A ce moment précis de la première mi-temps, Rui Patricio se révèle le soutien le plus fiable de l’artiste espagnole, la garantie de ne susciter aucune manifestation intempestive, le garant du silence place des Carmes, à Avignon. Et ailleurs.

Les Portugais tout à leur bonheur

A Tourcoing, vit l’une des communautés portugaises les plus importantes de la région des Hauts-de-France. Une cinquantaine d’entre eux se sont retrouvés au bar-restaurant Le Papagaïo. « On va gagner 1-0 », annonce Carlos De Jesus, casquette à paillettes rouges sur la tête, une demi-heure avant le coup d’envoi. Boulevard de Metz, l’Union sportive portugaise Roubaix-Tourcoing a réuni une bonne partie de ses 300 licenciés pour vivre en famille cette soirée historique. Après la blessure de Cristiano Ronaldo, Alexandre Teixera, 12 ans, peste contre les Français : « La France a payé le match pour gagner ! » Il en est certain. C’était d’ailleurs expliqué sur Internet. Il enrage. Deux heures plus tard, il affiche un large sourire, avec la victoire des siens.

« Je suis fière car on n’a jamais rien gagné, mais j’ai une pensée pour les Français. On sait ce que c’est la défaite »

Au coup de sifflet final, les supporteurs scandent « Portugal ! » et les larmes coulent sur les visages colorés de rouge, vert et jaune. « Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. On l’a mérité ! », lance Tonio Da Rocha, la soixantaine. Sa fille, Nathalie, a la double nationalité. Elle tempère : « Je suis fière car on n’a jamais rien gagné, mais j’ai une pensée pour les Français. On sait ce que c’est la défaite ».

En un instant, sur un tir exceptionnel d’Eder dans la deuxième mi-temps des prolongations, la France va connaître ce que le Portugal avait connu en 2004 : l’humiliation de perdre « son » Euro en finale. Un scénario qui rend toute fête impossible, et la communion hors-jeu. A Marseille, en dix minutes à peine, les 70 000 supporteurs qui remplissaient la fan-zone des plages du Prado se sont volatilisés sans heurt dans l’étouffante nuit marseillaise. Au moment où Cristiano Ronaldo soulève la Coupe d’Europe, il ne reste, devant les deux écrans géants posés à côté de la mer, qu’une grosse centaine de fans portugais, drapeaux au vent, en extase.

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« Ils ont réalisé mon rêve. Cette année était la nôtre, cela se sentait dans ce tournoi »

Ludovic Pinto, drapé dans la bannière rouge et vert qu’il porte depuis qu’il est arrivé, et Carlos Oliveira sautillent sur place, s’embrassent, se congratulent. « Ils ont réalisé mon rêve, plane le second, boulanger à Hyères (Var), venu vivre l’expérience de la fan-zone. Cette année était la nôtre, cela se sentait dans ce tournoi. » Carlos porte le maillot du Portugal et dit avoir gagné « 40 euros ce soir » en pariant sur son équipe. « Depuis trois mois, poursuit-il, je dis au travail que la finale sera France-Portugal et que nous serons champions. » Les derniers fans tricolores quittent la zone et ignorent Ludovic et Carlos. Certains leur adressent un doigt d’honneur en passant, pour répondre à leur joie trop criante. D’autres ont les yeux rougis après avoir pleuré. Les deux supporteurs portugais s’en moquent, tout à leur bonheur. Christophe, avec un maillot floqué au nom de Ronaldo, est resplendissant. « Mais à la caserne, ils vont me le faire payer lundi », prévoit déjà, hilare, le marin pompier.

A deux pas, assis dans la poussière qui est enfin retombée, Simon Lorne et Justine, sa s’ur, 18 et 19 ans, semblent hébétés. Les deux jeunes Marseillais ont vécu l’Euro sur cette plage et au stade Vélodrome, et n’imaginaient pas une fin aussi dramatique. « Je suis dégoûtée », marmonne Justine, quand Simon tente d’analyser l’échec : « Nous avons payé le jour de repos en moins’ L’équipe a baissé de rythme au fil de la prolongation », tente-t-il d’expliquer. Avant de craquer : « Mais quand tu bats l’Allemagne, tu ne peux pas perdre comme ça contre le Portugal ! »« C’est l’avènement d’un nouveau style, défensif, rigoureux, qui joue en contre, complète Bastien, 23 ans, abonné aux Ultras de l’OM. Pas spectaculaire, mais efficace, comme l’Atlético Madrid », le club d’Antoine Griezmann. Le regard dans le vide, il ajoute, incrédule : « Tu perds quand même sur un but d’Eder’ Eder ‘ Qui c’est celui-là ‘ »

« Nous n’étions pas loin de gagner »

A Paris, les Champs-Elysées ne sont qu’une pâle copie de la nuit du 12 juillet 1998, qui avait fait chavirer les Français après le sacre mondial de la bande à Zidane et Deschamps. Des « Allez les Bleus ! », « Allez la France ! » et des coups de klaxon s’échappent bien de quelques voitures, drapeaux au vent. Des cris qui sonnent comme autant d’aveux d’impuissance. Sur l’avenue, deux jeunes supporteurs de 21 ans, Jeremy Mary, mécanicien automobile, et Célia Durand, étudiante en coiffure, sont venus célébrer les Bleus malgré la défaite. « On est allé loin ! Ça mérite qu’on fasse la fête. Et nous n’étions pas loin de gagner », dit Jeremy. Et Célia d’ajouter : « Français ou Portugais, nous faisons tous partie de l’Europe, alors c’est sympathique de venir sur les Champs ».

« On n’a jamais aussi mal joué, surtout en début d’Euro. Et pourtant, nous voilà, nous avons gagné ! »

Un drapeau portugais noué en cape sur leurs épaules, Ana Dias, étudiante en BTS comptabilité de 20 ans, et Mélanie Dos Santos, 22 ans, qui travaille « dans la petite enfance », attendaient « une revanche depuis qu’on avait perdu la finale en 2004 ». Heureuses de l’avoir enfin obtenue, cette revanche, les deux fans de foot, dont les parents sont portugais, sont venues célébrer la victoire sur les Champs-Elysées : « Nous sommes fières, disent-elles, mais si nous avions perdu, nous serions venues fêter la victoire de la France. » Aline Alves, 23 ans et Jeremy Gomes, 24 ans, remontent l’avenue en faisant flotter un immense drapeau portugais. Ils sont hilares et n’en reviennent pas de se trouver là, à célébrer la victoire de la Selecçao : « Nous serions aussi venus si la France avait gagné, affirme la jeune femme. Mais franchement, même si nous attendions cette victoire depuis longtemps, on ne s’y attendait pas du tout ! On n’a jamais aussi mal joué, surtout en début d’Euro. C’est la pire année du Portugal et pourtant, nous voilà, nous avons gagné ! »

Incidents à Paris et Tourcoing

La fan-zone sur le Champ-de-Mars n’a pas témoigné de la même sérénité. Durant tout le match, les forces de l’ordre ont essuyé des jets de projectiles, avant de répliquer avec des gaz lacrymogènes. Lors des prolongations, les forces de l’ordre ont également eu recours, à une reprise, à un canon à eau. Toujours aux abords du Champ-de-Mars, plusieurs dégradations ont été constatées, notamment des feux de poubelles, de deux-roues motorisés et d’une voiture. Au total, une cinquantaine de personnes seront interpellées. A Lyon, un officier de police a été légèrement blessé par un jet de cannette et neuf personnes placées en garde à vue pour « violences, outrages, détention d’artifices ou encore entrave à l’intervention des secours ».

A Tourcoing aussi, la fête a été un peu gâchée. Des jeunes ont sorti des drapeaux de l’Algérie et bloqué la circulation. La police, jusque-là discrète, est intervenue pour mettre fin aux provocations. Un homme a été interpellé. « Je suis algérienne, en France depuis quarante ans, explique Myriam Ouabel. Je suis sortie de mon lit pour faire la fête mais là, ils viennent de casser une voiture. Le drapeau algérien n’avait rien à faire là ce soir. C’est dommage. »

« Allez, la prochaine fois, on gagnera. Avec Benzema et Ben Arfa »

A Saint-Denis, les supporteurs de l’équipe de France ont vidé les lieux en cinq minutes. A l’entrée du parc, les « gardes de l’environnement », tout en vert, tentaient de les consoler : « Allez, la prochaine fois, on gagnera. Avec Benzema et Ben Arfa [que Didier Deschamps n’avait pas retenus]. » A Marseille, on a vibré une dernière fois lorsque l’enfant du pays, André-Pierre Gignac, entré en deuxième période, a tiré sur le poteau du gardien portugais dans les arrêts de jeu. Le ballon aurait fini sa course dans les filets et la victoire de la France aurait aussi été celle de Marseille. Mais l’histoire s’est écrite autrement. Les supporteurs sont rentrés chez eux en un claquement de doigts. C’est une soirée que l’on veut oublier, tout en sachant impossible cette amnésie. Comment effacer de la mémoire ce qui ne peut être biffé : la défaite. Le travail d’une vie. Qui commence au lendemain de ce maudit 10 juillet 2016.

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