Le procès pour viol qui scandalise les Etats-Unis

Le procès pour viol qui scandalise les Etats-Unis

Le Monde
| 08.06.2016 à 08h38
Mis à jour le
08.06.2016 à 10h15
|

Par Le Monde.fr

Un ancien étudiant de Stanford, un procès pour viol, un verdict jugé trop clément et la publication de lettres de la victime et de proches de l’accusé’ Tous les facteurs sont réunis pour alimenter un débat national aux Etats-Unis. En filigrane, c’est la « culture du viol » dans les universités américaines et la question d’un système jugé trop clément avec les agresseurs qui sont au c’ur des conversations.

Le procès de Brock Allen Turner, 20 ans, a commencé au début de l’année, mais a attiré l’attention du public après que le juge a annoncé son verdict, le 2 juin : six mois de prison, dont trois de sursis en cas de bonne conduite, et trois ans de mise à l’épreuve, pour le viol, lors d’une soirée arrosée, d’une jeune fille inconsciente près d’une poubelle.

Le jeune homme, membre d’une des meilleures équipes de natation du circuit universitaire, risquait jusqu’à quatorze ans de prison. Le procureur avait requis six ans. Mais le juge Aaron Persky a jugé qu’une peine plus lourde que les six mois qu’il a décidée « aurait un impact sévère sur lui ».

« Tu m’as pris ma valeur, ma vie privée, mon énergie »

Au lendemain du verdict, Buzzfeed publiait une lettre de douze pages, lue lors du procès par la victime, aujourd’hui âgée de 23 ans et restée anonyme. Elle revient sur l’agression subie, la difficulté d’établir l’absence de consentement, les techniques de la défense pour la déstabiliser on lui a demandé « ce qu’elle portait ce soir-là » et les présupposés en faveur de son agresseur. Le document a été consulté plus de 5 millions de fois en ligne. Une présentatrice de CNN en a lu l’intégralité en direct. Il commence par : « Tu ne me connais pas, mais tu as été à l’intérieur de moi, et c’est pour ça que nous sommes ici aujourd’hui. » En voici des extraits :

« On m’a dit non seulement que j’avais été agressée, mais aussi que techniquement, comme je ne me rappelais rien, je ne pourrais pas prouver que je n’étais pas d’accord. 
[‘]
Après l’agression physique, j’ai subi une agression verbale, des questions brutales qui disaient : regardez, son témoignage n’est pas cohérent, elle est folle, quasi alcoolique, elle voulait sûrement coucher, ce type est genre un athlète, non ‘ Ils étaient saouls tous les deux, bref, les trucs dont elle se souvient à l’hôpital sont arrivés après les faits, pourquoi en tenir compte, Brock risque gros alors tout ça est vraiment pénible pour lui. »

Face à son agresseur, la jeune femme lui dit qu’il ne reconnaît pas la gravité de ses actes et ne montre aucun remords. Devant le juge, il a surtout admis avoir consommé trop l’alcool et s’être engagé à dénoncer « la culture de l’alcool sur les campus ».

« La culture de l’alcool sur les campus. C’est ça qu’on veut dénoncer ‘ Tu crois que c’est contre ça que j’ai passé un an à me battre ‘ Pas sensibiliser aux agressions sexuelles sur les campus, ou bien au viol, ou apprendre à reconnaître un consentement ‘ La culture de l’alcool sur les campus. Tu te rends compte qu’avoir un problème d’alcool, c’est différent de boire puis essayer avec acharnement d’avoir une relation sexuelle avec quelqu’un ‘ Montre aux hommes comment respecter les femmes, pas comment se calmer sur la boisson. »

Elle s’en prend au fait que la justice prenne en compte le bien-être de son agresseur, le fait qu’il soit jeune, sans passé criminel, alcoolisé au moment des faits et déjà forcé d’abandonner ses études dans une université prestigieuse.

« L’agent de probation a pris en compte le fait qu’il ait dû renoncer à une bourse de natation durement acquise. La vitesse de nage de Brock n’atténue en rien la gravité de ce qui m’est arrivé, et ne devrait en rien atténuer la sévérité de sa sanction. Si un délinquant sans casier venu d’un milieu défavorisé était accusé de trois crimes et n’avait avancé d’autre justification que l’abus d’alcool, à quoi serait-il condamné ‘
[‘]
Personne n’est gagnant. Nous sommes tous dévastés, nous essayons tous de trouver du sens à toute cette souffrance. Les dégâts que tu as subis sont concrets : tu perds titres, diplômes, inscription à l’université. Les dégâts que j’ai subis sont internes, invisibles, je les transporte avec moi. Tu m’as pris ma valeur, ma vie privée, mon énergie, mon temps, ma sécurité, mon intimité, ma confiance en moi, ma voix même, jusqu’à aujourd’hui. »

« C’est un prix excessif à payer pour vingt minutes d’action »

D’autres documents ont été successivement révélés, donnant l’impression, au vu du verdict, que le juge avait été convaincu par la famille et les proches de l’accusé. Le verdict, qui essuyait déjà des critiques dans le monde judiciaire, devenait encore moins défendable face à des arguments au mieux maladroits, au pire totalement insensibles.

Dan Turner, père du jeune homme, demandait la clémence du juge parce que son fils souffrait d’anxiété et de dépression « depuis les événements » et que « devoir être fiché comme prédateur sexuel » était un châtiment suffisant. Sans jamais nommer les choses.

« Je peux vous dire qu’il est vraiment désolé de ce qui s’est passé et pour toute la douleur et la souffrance qu’il a causée à tous ceux impliqués et touchés lors de cette nuit-là. »

Puis, la phrase que tout le monde a surlignée, qui montre l’écart incommensurable de perspective :

« C’est un prix excessif à payer pour vingt minutes d’action dans une vie de plus de vingt ans. »

Sa grande s’ur a regretté qu’une décision « faite sous l’emprise de l’alcool, le temps d’une heure, allait définir le reste de sa vie ». Et une amie a tenté de convaincre le juge qu’il y a une différence entre un « violeur », celui « qui kidnappe une femme et la viole dans un parking », et ce dont on parle ici, « ce ne sont pas des violeurs », ce sont « des garçons et des filles un peu idiots qui ont trop bu, ne savent plus trop ce qu’ils font, ni où ils sont ».

En lisant ces lettres, Michele Dauber, professeure de droit de Stanford, a, comme beaucoup d’autres, été ulcérée. Elle s’est penchée sur le cas et a décidé de participer à une campagne pour la révocation du juge Persky, qui n’aurait pas respecté le droit californien en prenant en compte les études et l’âge de l’accusé, et le fait qu’il avait consommé de l’alcool.

« Si vous déclarez qu’un agresseur qui réussit bien dans la vie est un cas particulier, vous dites à toutes les femmes qui vivent sur des campus universitaires qu’elles ne méritent pas la protection de la loi dans l’Etat de Californie. »

« Culture du viol » et excès administratifs

Derrière cette affaire, et d’autres similaires qui sont médiatisées, est en cause la « culture du viol » dans les universités américaines. Cette expression décrit une tendance à minimiser l’importance des viols, à trouver des excuses aux agresseurs, à criminaliser les victimes en jouant sur l’ambiguïté du consentement prétendre que quelqu’un qui n’a pas dit « non » a en fait dit « oui » ou sur une supposée provocation, par les vêtements ou par une quelconque attitude.

Selon une étude de l’Association of American Universities (AAU) menée en 2015 auprès de 150 000 étudiants de 27 campus américains, 20 % des filles et 5 % des garçons subissent au moins un contact sexuel non consenti durant leurs quatre années d’université. Certaines administrations sont régulièrement accusées de ne pas prendre assez de mesures pour protéger les victimes, et de se contenter parfois d’une enquête interne pour classer les faits. D’autres sont accusées de l’inverse, de mettre en place des procédures « qui présument de la culpabilité des accusés ». Un équilibre juste est difficile à trouver.

La consommation d’alcool dans les soirées complique également l’établissement des preuves de non-consentement auprès des administrations universitaires et devant les tribunaux, de sorte que les victimes peinent parfois à faire reconnaître des faits subis dans un état de semi-inconscience.

Une campagne publicitaire lancée au mois d’avril, destinée aux lycéens qui s’apprêtent à entrer en première année, dénonce cet argument. La campagne « Don’t accept rape » (« n’accepte pas le viol ») montre une fausse lettre d’admission à l’université qui prévient le nouveau venu :

« Les preuves que vous apporterez pour faire condamner votre violeur seront ignorées, de même que votre droit à vous sentir en sécurité sur votre campus. Après tout, vous ne pouvez pas nous demander d’expulser quelqu’un sur la base d’une histoire qui commence par les mots j’avais bu de l’alcool’. »

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