La Méditerranée sur un canot , dix heures en enfer

La Méditerranée sur un canot , dix heures en enfer

Le Monde
| 07.07.2016 à 10h26
Mis à jour le
07.07.2016 à 10h51
|

Par Maryline Baumard

D’abord, c’est le mot « peur » qui vient à la bouche de Méhari, jeune Erythréen de 15 ans. Puis il réfléchit, et utilise le terme « panique » pour exprimer ce qu’il a ressenti dans le canot pneumatique où il a passé sa nuit de lundi à mardi. « J’ai pensé que je ne rejoindrais jamais mon grand frère en Grande-Bretagne. Son visage, que j’ai vu pour la dernière fois il y a cinq ans, m’est revenu là et je me suis souvenu du jour où il est parti de la maison en Erythrée. Et puis j’ai aussi pensé à maman, et me suis dit qu’elle non plus je ne la reverrais jamais. Sur le petit bateau, c’était comme la fin du monde. Les femmes pleuraient, les enfants hurlaient. Certains priaient. »

Méhari avait conscience du danger, mais il ne pouvait pas faire demi-tour. D’abord parce que ce départ, il l’avait attendu longtemps. Ensuite parce que, « derrière, sur la plage, les Libyens nous menaçaient avec leurs pistolets, voulaient qu’on parte très vite. Ils tapaient ceux qui étaient à la traîne et les poussaient vers l’eau. Dans le groupe, on était nombreux à n’avoir jamais été sur la mer avant. C’était impressionnant ».

Sur le pont de l’Aquarius, Musab, 17 ans et Sanar, 22 ans, laissent Méhari raconter. Comme si son plus jeune âge l’autorisait, lui, à avouer ses peurs sans honte. Les « aînés », eux, se contentant de raconter que cette nuit-là a été la pire de leur vie et que, comparés à elle, les trois jours à attendre, cachés dans un abri sur la plage avec un seul repas pour toute la durée ont été de bien doux moments.

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« Les Libyens nous tiraient dessus »

« Au début, on ne voyait rien autour de nous. C’était la nuit noire. On devinait juste l’eau. En touchant le bateau, pour monter dedans, j’ai commencé à me dire que c’était pas sérieux d’aller en Italie sur un petit bateau en plastique si fin’ Mais il n’y avait pas le choix. Si on faisait demi-tour, les Libyens nous tiraient dessus. Et puis on avait payé », se remémore Sanar. Confiant au début, ou plutôt inconscient, Méhari n’a vu la peur l’envahir que bien plus tard, au moment où le jour a pointé. « Là, j’ai compris ce qu’était l’océan et me suis dit que ce petit bateau, c’était un grain de sable dans un grand champ. Et cette sensation d’être tout seul là m’a presque rendu malade », s’appesantit celui qui a fait d’énormes efforts pour surmonter le moment.

Partis vers 2 heures du matin, lundi, d’une plage des environs de Tripoli, ils ont d’abord fait route vers le nord jusqu’en fin de matinée, avant de croiser le chemin de l’Aquarius. Inquiets, ils ont signalé leur position grâce au téléphone de l’un d’entre eux. Un bateau les a repérés avant que l’Aquarius, pas très loin, soit dépêché sur place par le système de répartition des secours sis à Rome. Et tout à coup, du pont de l’Aquarius, l’esquif est apparu dans les jumelles du sauveteur’

« Chrétiens ou musulmans, on a tous prié »

Leur sauvetage a eu lieu quelques heures après, juste au moment où le canot quittait les eaux territoriales libyennes et entrait dans les eaux internationales. Les cent personnes en danger ont alors trouvé place sur le navire affrété par SOS Méditerranée. Sanar et Musab étaient parmi les 85 hommes (dont 64 Erythréens) de l’embarcation. Méhari faisait partie des 23 mineurs non accompagnés. « Qu’on ait n’importe quel âge, qu’on soit chrétiens ou musulmans, on tous a prié et on remercie Dieu que votre bateau nous ait sauvés », tient à préciser Sanar.

A leur montée sur l’Aquarius, chacun s’est vu remettre un kit de premiers secours. Dans le sac en tissu préparé par Médecins sans frontières (MSF), le partenaire médical de SOS Méditerranée sur le bateau, ils ont trouvé une combinaison blanche leur permettant d’ôter des vêtements qu’ils portaient parfois depuis des semaines et une serviette de toilette. S’y ajoutaient une bouteille d’eau à remplir aux fontaines du pont, un paquet de biscuits reconstituants et une paire de chaussettes. En plus, les humanitaires distribuent toujours à chacun une couverture. Les jeunes Erythréens, dont la photo ne sera pas publiée parce que deux d’entre eux sont mineurs, ont reçu ce précieux sac, mais ont préféré ne pas endosser la combinaison blanche.

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Méhari a pour projet de rejoindre un de ses frères installé en Grande-Bretagne, et vendeur dans un magasin. Cet aîné a avancé une partie des 5 600 dollars (5 000 euros) du voyage de Méhari depuis l’Erythrée. Sur le canot secouru par l’Aquarius, les Erythréens ont payé 2 000 dollars (1 800 euros) chacun, les Somaliens le double. « Avant, il avait déjà fallu payer pour passer du Soudan à la Libye », ajoute le jeune homme. Et c’est compter sans les rançons à verser pour sortir des geôles libyennes. La famille de Musab a dû trouver 2 000 dollars pour que le jeune homme soit libéré. « Au début, je ne voulais pas qu’on les fasse payer encore, mais à la fin, je n’avais plus d’autres solutions. On ne nous donnait presque pas à manger et très peu d’eau, il fallait que je sorte », regrette le garçon originaire d’Asmara. Cet argent, il lui faudra le rembourser plus tard, une fois qu’il sera installé en Europe.

« Quelle langue sera la moins difficile à apprendre ‘ »

Ces trois jeunes garçons sont partis en avril d’Erythrée, essentiellement pour fuir le service militaire et le poids du régime. Les deux comparses de Méhari ne sont pas vraiment fixés sur leur destination finale, et peu informés sur les procédures d’asile. Interrogés si la France faisait partie des hypothèses étudiées, tous deux rient franchement, avant d’avouer que ce pays ne leur évoque « absolument rien ». Faut-il voir là un effet secondaire des années où la France a refusé le statut de réfugiés à plus de 80 % des Erythréens (14 % des dossiers déposés en 2014), arguant que ceux qui postulaient à l’asile à Paris étaient des faux ressortissants de ce pays ‘ Aujourd’hui, la communauté qui réside dans l’Hexagone reste très réduite, ce qui n’est pas un facteur attractif pour les suivants.

Mais, avant de songer à leur destination finale, le souci du moment de ces garçons, à la veille d’entrer en Italie, est surtout de savoir comment on passe d’un pays à l’autre en Europe, et s’il faut payer pour franchir les frontières. « Je me demande aussi quel pays est le plus accueillant pour nous », s’inquiète Musab, et « quelle langue est la moins difficile à apprendre », ajoute Sanar.

Autant de questions qui trouveront réponse une fois que l’Aquarius les aura déposés et qu’ils auront humé le parfum de l’Europe et de sa politique migratoire. Même sans bien connaître le règlement de Dublin et toutes les autres réjouissances du Vieux Continent, tous trois sont conscients qu’ils vivent là le début d’une autre aventure. Et, pour ce nouvel épisode de leur vie, ils sont prêts à beaucoup de sacrifices. A condition cependant qu’ils puissent souffler un peu après l’enfer libyen.

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