France-Portugal , Allons enfants de 1792 ! par Albrecht Sonntag

France-Portugal ,  Allons enfants de 1792 ! par Albrecht Sonntag

Le Monde
| 10.07.2016 à 12h31
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Par Albrecht Sonntag (Enseignant-chercheur ESSCA Ecole de management)

Le moulin de Valmy et le Stade de Saint-Denis ne sont séparés que par deux heures de route et à peine plus de deux siècles. Les deux ont fini par figurer dans les livres d’histoire. Ce sont des lieux de mémoire à part entière, des endroits où se sont condensées, pendant un bref moment, l’ensemble des connotations affectives et irrationnelles que porte le concept de nation, au point d’en devenir tangible.

A vrai dire, il s’agit de deux événements assez mineurs dans l’histoire du pays. Le premier n’a jamais été la « bataille décisive » dans les guerres de Révolution qu’en a fait le récit ultérieur de glorification et la célèbre phrase d’un illustre témoin oculaire, Johann Wolfgang von Goethe, qui déclara (pourtant avec un recul de trente ans) : « de ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque de l’histoire du monde ». Le deuxième n’était qu’un match de football, un simulacre anodin de bataille donc, remporté également par l’équipe du pays hôte et la consacrant au passage « championne du monde ». Evénement qui lui aussi a fait l’objet d’un récit de glorification massif, d’un torrent d’exégèses et d’interprétations.

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Au « Vive la nation ! » répond « Allez les Bleus ! »

Ce qui lie les deux événements, c’est les cris des foules. Des cris de ralliement puissants. Au « Vive la nation ! » de 1792, élément décisif en faveur des cohortes révolutionnaires mal fagotées, sans formation militaire ni entraînement, répond le « Allez les Bleus ! » de 1998 ou de 2016 des supporteurs du stade (ponctué pendant le match par une bonne demi-douzaine de Marseillaises, autre héritage de l’an 1792).

En 1792, le mot même de « nation » est une innovation terminologique, définie et imposée à tous par la puissance rhétorique de Mirabeau et de Sieyès. C’est un mot neuf qui consacre une idée neuve. Un terme aux contours suffisamment flous pour y héberger des significations multiples, voire contradictoires. Il parvient à héberger à la fois l’intellectualisme des Lumières et le futur sentimentalisme des Romantiques, à la fois l’universalisme de la Révolution et le particularisme du peuple.

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« Vive la nation ! », c’est un slogan drôlement bien trouvé. Il arrive à mobiliser un sentiment profond de communauté indéfectible, un sentiment de solidarité organique, ressentie comme naturelle (« un fait de végétation mystérieuse », comme le dit Victor Hugo), tout en prétendant être fondé sur la rationalité du temps nouveau. En somme, il aide les individus à concevoir l’existence d’une vaste collectivité qui dépasse leur imagination, facilitant l’effort considérable d’abstraction qu’exige ce concept.

Aujourd’hui, les cris de ralliement national sont moins chargés d’intentions guerrières, mais ils ont la même raison d’être : produire des instants symboliques de cohésion, transcender momentanément les disparités, juguler les forces centrifuges inévitables. Il s’agit de préserver un sentiment national au sein d’un peuple travaillé par des intérêts de groupe fortement divergents afin de maintenir le consentement à la solidarité nécessaire aux sacrifices de la redistribution des ressources. Une équipe nationale de football, par toute la charge symbolique qu’elle véhicule, donne une occasion de concentrer ce sentiment dans les cris qu’elle suscite. Ce n’est pas durable, mais c’est un rappel plutôt efficace que nous sommes toujours censés être les enfants de 1792.

Nous sommes aussi les enfants de 1950

Pourtant, nous sommes aussi les enfants de 1950, date de lancement de la seule tentative sérieuse de l’humanité de dépasser le cadre de pensée national. Evidemment, l’état dans lequel se trouve aujourd’hui cette Union européenne qui en est issue semble donner raison à tous ceux pour qui la nation n’est pas un construit historique, certes particulièrement efficace et puissant, mais une normalité indépassable, seule apte à abriter une communauté solidaire incarnée et formalisée dans un Etat.

Il est vrai que le dépassement de l’Etat-nation demande un effort d’abstraction supplémentaire que beaucoup de citoyens ne semblent pas en mesure de réaliser. Mais si, dans l’histoire, il a été possible que les individus parviennent à une transposition hautement abstraite de leurs liens de solidarité du niveau local au niveau national, pourquoi ne seraient-ils pas capables de poursuivre cette évolution

Incarnation du concept de communauté nationale

Si le football fournit, à des moments comme ce soir ou comme en 1998, une incarnation très parlante du concept de communauté nationale, il est en même temps une illustration de la capacité des individus contemporains à opérer une distinction entre leur identité culturelle (leur nationalité) et leur identité politique (leur citoyenneté). C’est loin d’être une posture intellectuelle. Au sein même de l’Etat-nation, l’individu trouve dans la nation un point de repère affectif et communautaire. Ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps capable de faire abstraction de ces liens culturels et ethniques pour rendre possible le vivre-ensemble dans une société multiculturelle basée sur le principe contractuel. Attribuer de la légitimité politique à un ordre supérieur n’est nullement en contradiction avec des attachements culturels préexistants.

Le football vit sa propre dualité sereinement. Il célébrera ce soir un moment fort de (re-)nationalisation, pour s’adonner ensuite, durant toute l’année, à une normalité faite de brassage, de mobilité sans limite, de comportements postmodernes, de réalités post-nationales. Ceux qui le suivent y retrouvent leur propre ambiguïté, pour ne pas dire leur schizophrénie, symptôme d’une époque de transition compliquée et délicate.

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