Derrière l’affaire de l’Essonne l’importance du djihad des femmes

Derrière l'affaire de l'Essonne l'importance du djihad des femmes

Le Monde
| 10.09.2016 à 07h40
Mis à jour le
10.09.2016 à 09h39
|

Par Soren Seelow

« Un commando terroriste composé de jeunes femmes totalement réceptives à l’idéologie mortifère de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique ‘ EI] a été démantelé. » C’est par cette phrase que le procureur de Paris, François Molins, a ouvert vendredi 9 septembre sa conférence de presse sur les opérations menées depuis la découverte, le week-end dernier, d’une voiture remplie de bonbonnes de gaz en plein Paris. Opérations qui se sont conclues par l’interpellation, jeudi 8 septembre au soir, de trois femmes et d’un homme.

Jamais les services antiterroristes n’avaient déjoué un projet aussi abouti fomenté par des femmes. Le 8 août, une jeune fille de 16 ans avait été mise en examen pour avoir annoncé sur Telegram son intention de passer à l’acte. En mars, deux adolescentes ayant évoqué sur Facebook une attaque contre une salle de concert parisienne avaient également été mises en examen. Il y a plus d’un an, en août 2014, trois adolescentes âgées de 15 et 17 ans avaient formulé le v’u, un peu confus, de tuer des juifs à Lyon.

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Cette fois-ci, le plan a connu un début de mise à exécution. Dans la nuit de samedi 3 à dimanche 4 septembre, une voiture remplie de cinq bonbonnes de gaz est retrouvée stationnée dans le 5e arrondissement de Paris, vraisemblablement déposée par deux jeunes femmes : Ines M., 19 ans, et Ornella G., 29 ans, toutes deux fichées « S » en raison de leur volonté de rejoindre les rangs de l’Etat islamique.

L’attentat a échoué. Une cigarette à peine consumée a été retrouvée dans le coffre du véhicule, à proximité d’une couverture imbibée de carburant et des cinq bouteilles de gaz. Si l’incendie avait pris, a précisé le procureur, il aurait « nécessairement entraîné au bout de quelques minutes l’explosion d’au moins une bouteille de gaz », puis du véhicule.

Ornella G. a été interpellée mardi 6 septembre à Orange, dans le Vaucluse. Après l’échec de la mise à feu de la voiture, Ines M. a, elle, trouvé refuge dans l’appartement d’une certaine Amel S., 39 ans, mère de quatre enfants, à Boussy-Saint-Antoine (Essonne), immeuble devant lequel ces deux femmes seront interpellées jeudi soir en compagnie d’une troisième complice : Sarah H., 23 ans.

« Je vous attaque dans vos terres »

Cette jeune fille, elle aussi fichée « S », avait déjà été arrêtée en mars 2015 en Turquie, tandis qu’elle tentait de gagner la Syrie. Ancienne promise de Larossi Abballa, le tueur du couple de policiers à Magnanville (Yvelines) en juin, puis d’Adel Kermiche, l’assassin du prêtre à l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) en juillet, Sarah H. est la petite fiancée des djihadistes. Après la mort en mission de ses deux premiers amours, elle s’apprêtait à épouser religieusement Mohamed Lamine Aberouz, qui se trouve être le frère d’un des complices présumés d’Abballa. Il a lui aussi été interpellé jeudi soir.

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Sur la foi d’éléments de renseignement, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) découvre dans la journée de jeudi qu’un projet d’attentat imminent, visant notamment des gares, est envisagé par Ines M., Amel S. et Sarah H. Cette dernière étant sur écoute dans le cadre des investigations sur le double meurtre de Magnanville, elle est rapidement géolocalisée à Boussy-Saint-Antoine. Jeudi soir, des policiers en planque dans une voiture banalisée aperçoivent les trois jeunes filles sortir d’un immeuble.

Entièrement voilée, Sarah H. se jette sur un policier et le blesse à l’épaule avec un couteau de cuisine. Apercevant un autre enquêteur arrivant en sens inverse, Ines M. se précipite sur lui, également armée d’un couteau. Le fonctionnaire fait feu et la blesse aux jambes. Dans son sac à main, les policiers retrouvent une lettre d’allégeance à l’EI, sur laquelle la jeune fille a écrit : « Répondant à l’appel d’Al-Adnani [porte-parole de l’organisation, mort le 30 août], je vous attaque dans vos terres afin de marquer vos esprits et de vous terroriser. »

Un donneur d’ordre : Rachid Kassim

Les quatre femmes impliquées dans ce projet terroriste n’ont pas agi seules. Elles ont été « téléguidées », selon les mots du procureur, par des individus se trouvant en Syrie. Selon les informations du Monde, l’un de ces commanditaires n’est autre que Rachid Kassim, l’inspirateur de l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray.

Par ses appels au meurtre répétés sur la messagerie sécurisée Telegram, Rachid Kassim a été à l’origine de l’interpellation de plusieurs de ses interlocuteurs ces dernières semaines, tous démasqués par les services de renseignement. Aussi, ce djihadiste n’a-t-il pas manqué l’occasion de commenter le passage à l’acte de ses dernières recrues, prenant prétexte de leur sexe pour exhorter les hommes à suivre leur exemple. Sur une de ses chaînes Telegram, il écrit :

« Des femmes, des s’urs passent à l’attaque. Où sont les frères ‘ [‘] Elle a brandi une lame et elle a frappé un policier, comme des mères en Palestine. Où sont les hommes ‘ [‘] Il faut que vous compreniez que si ces femmes sont passées à l’action, c’est certainement parce qu’il y a trop peu d’hommes qui passent à l’action. [‘] Pourquoi attendez-vous autant, au point que des femmes vous ont dépassés dans l’honneur. [‘] Regarde une s’ur de 16 ans [en fait, 19 ans], elle a toute la vie devant elle, elle est partie, elle est partie faire un projet et ils l’ont arrêtée avant qu’elle réussisse, mais je parle de son intention. Toi, c’est quoi ton excuse ‘ »

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Si le passage à l’acte de femmes sur le sol français est ici brandi comme un argument pour piquer au vif les indécis, il témoigne également d’un revirement stratégique de l’EI dans ses opérations extérieures. Contrairement à une idée reçue, les femmes sont souvent plus radicales que les hommes dans leur endoctrinement. En Syrie, elles ont pourtant pour principale mission de peupler le « califat », seules quelques élues ayant intégré les brigades de femmes de la police islamique chargées de faire appliquer la charia.

« Tu combats juste tes casseroles dans ta cuisine »

Ce manque de parité a pu agacer certaines candidates au départ. Une des jeunes mineures impliquées dans le projet d’attentat contre des juifs à Lyon en août 2014 confiait ainsi à une de ses amies sa déception de ne pouvoir prendre les armes, si elle parvenait à rejoindre la Syrie : « Moi je voulais partir combattre, mais je peux pas, en fait tu combats juste tes casseroles dans ta cuisine lol. »

La condition des femmes sur les terres du « califat » a, a priori, peu changé : leur implication dans des projets concrets en France est en revanche une première. « Le passage à l’acte de jeunes femmes téléguidées par des individus se trouvant en Syrie démontre que Daech entend faire des femmes des combattantes, a souligné François Molins vendredi. Si les femmes ont pu d’abord sembler être confinées à des tâches familiales et domestiques par cette organisation, force est de constater que cette vision est aujourd’hui largement dépassée. »

La justice française a longtemps fait preuve d’une certaine mansuétude à l’égard des jeunes femmes revenues de Syrie, considérant qu’elles n’avaient fait que suivre leur compagnon. Elles n’étaient pas toujours placées en garde à vue à leur retour, et plus rarement encore incarcérées. Leur traitement judiciaire a sensiblement évolué ces derniers mois, avec des gardes à vue systématiques et une « accélération » des placements en détention, comme l’avait expliqué M. Molins dans un entretien au Monde le 2 septembre.

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A ce jour, 59 femmes ont été mises en examen pour des faits de terrorisme, dont 18 sont détenues. Parmi les 35 mineurs mis en examen, douze sont des filles. « Sur les derniers mois, nous observons une accélération des dossiers de jeunes filles mineures, avec des profils très inquiétants, des personnalités très dures. Elles sont parfois à l’origine de projets terroristes qui, sur le plan intellectuel, commencent à être très aboutis », déclarait le procureur dans cet entretien.

Disparité judiciaire homme-femme

Le projet d’attentat à la voiture piégée de cette semaine souligne néanmoins le hiatus qui persiste dans le traitement judiciaire entre hommes et femmes impliqués dans la thématique djihadiste. Que faire des jeunes filles chez qui la frustration d’un départ avorté est susceptible de se transformer en projet d’attentat ‘ Ines M. et Sarah H. était toutes deux fichées « S » pour leur radicalité. Toutes deux avaient eu l’intention de rejoindre les rangs de l’EI. Toutes deux étaient libres de leurs mouvements, jusqu’à la découverte de leur projet terroriste.

Si Ines M. est citée dans une enquête belge pour avoir été en contact avec un couple projetant de rejoindre l’EI, elle n’a pas été mise en examen et ne pouvait donc être incarcérée. Sarah H. a, en revanche, été interpellée en Turquie en chemin vers la Syrie, ce qui, au regard du droit français, est susceptible de constituer une infraction terroriste.

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Frappée par une interdiction de sortie du territoire une mesure administrative , elle n’a pourtant pas été placée en garde à vue après son retour en France. Si elle a été mise sur écoute, c’est uniquement en raison de sa relation avec Larossi Abballa après le meurtre du couple de policiers de Magnanville. En raison des agissements d’un homme, donc.

Dans un dossier comparable, un jeune homme de 24 ans, Bilal Taghi, a lui été condamné en mars à cinq ans de prison. Comme Sarah H., sa tentative de rejoindre les rangs de l’EI s’était soldée par un échec et une interpellation en Turquie. Mais à la différence de la jeune fille, son équipée avait été sanctionnée après son retour par la justice française.

Signe qu’aucune des réponses apportées par les autorités pour contenir ce public fanatisé n’offre de garantie absolue de sécurité : Bilal Taghi est l’homme qui a tenté dimanche d’assassiner un surveillant dans le quartier dédié aux détenus radicalisés de la prison d’Osny, où il purge sa peine.

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