Dans le rugby la dure loi de l’écran total

Dans le rugby la dure loi de l'écran total

Le Monde
| 23.09.2016 à 16h18
Mis à jour le
24.09.2016 à 16h14
|

Par Erwan Le Duc

Samedi 17 septembre, cinquième journée de Top 14, le Lyon olympique universitaire affronte le Stade toulousain. A la 63e minute, un « groupé pénétrant » lyonnais s’écroule dans l’en-but adverse. Toutes les têtes, du moins celles qui le peuvent dans l’amas de joueurs, se tournent vers l’arbitre, M. Trainini, qui hésite, et fait donc appel à la vidéo pour valider ou non l’essai. Les images se succèdent sur les écrans, le temps défile, les joueurs et les spectateurs attendent. « Il va falloir embaucher des cameramen dans les mauls’ parce que là on ne voit rien », ­lâche Imanol Harinordoquy, consultant pour Canal+. Dans le doute, le corps arbitral s’abstient et renvoie tout le monde au jeu après ces quelques minutes en suspension. Une scène étrange, un brin surréaliste, devenue le quotidien du rugby à l’ère de l’arbitrage vidéo.

« L’aide des caméras est indéniablement très utile pour l’arbitre (‘) mais on s’est aperçu, depuis quelques années, que la vidéo est devenue une roue de secours »

Sport pionnier dans ce recours à l’image télévisuelle pour aider à la prise de décision arbitrale, le rugby vit au rythme des ralentis depuis 2001 au niveau international, et 2006 dans le championnat de France. Loué par tous à ses débuts, l’arbitrage vidéo arrive aujourd’hui à l’âge ingrat, celui de la crise d’adolescence, des incertitudes et des remises en question. « L’aide des caméras est indéniablement très utile pour l’arbitre, notamment pour des phases de jeu lors desquelles l »il humain a des difficultés pour ­juger », explique Joël Dumé, directeur technique national de l’arbitrage à la ­Fédération française de rugby. « Mais on s’est aperçu, depuis quelques années, que la vidéo est devenue une roue de secours. Même quand les arbitres pensent pouvoir juger directement l’action, ils font appel à la vidéo pour se couvrir, se ­décharger de la responsabilité et du poids de la décision. »

Vidéo-surveillance

Jusqu’en 2014, le directeur de jeu pouvait solliciter son collègue préposé à la vidéo pour juger de la validité d’un ­essai, ainsi que pour sanctionner le jeu dangereux, qui a d’ailleurs fortement diminué grâce à cette surveillance. Une utilisation limitée, et qui a fait l’unanimité. Mais la fédération internationale a élargi ce protocole, permettant désormais aux arbitres de visionner une ­action amenant à un essai en remontant à deux phases de jeu avant le ­dernier ruck. Et créant ainsi une extension du domaine du doute. « Depuis deux ans, on a un protocole trop étendu », tonne Didier Mené, président de la Commission centrale des arbitres français. « Ça va même à l’encontre de ­l’objectif initial, qui était d’avoir une plus grande fiabilité. Aujourd’hui, on arbitre au microscope, on décortique trop, on perd un temps fou, et si on critique moins l’arbitre central, c’est seulement pour ­critiquer l’arbitre vidéo’ », ajoute M. Mené, qui plaide pour un retour à l’utilisation initiale, plus modérée, de l’outil technologique.

« On va bientôt avoir des matchs qui vont durer quatre heures », s’amuse Pierre Villepreux, pour qui le bilan de la vidéo est « contrasté », à cause de ces ­interruptions de jeu, mais aussi d’une relation altérée entre les officiels et les joueurs. « Les joueurs râlent plus, ils se plaignent, demandent la vidéo, comme pour faire appel de la première décision. Ça crée un rapport de défiance. » Ancien sélectionneur du XV de France, Marc Lièvremont abonde dans son sens, tout en rappelant que la pression mise sur les arbitres par les acteurs du jeu, joueurs, entraîneurs ou présidents de club, a poussé ces derniers à s’abriter derrière l’outil vidéo. « Il ne faut pas se tromper de coupable, c’est le contexte qui se durcit. Si l’arbitre demande la vidéo trop souvent, c’est pour éviter les ­polémiques et les critiques des gens autour. Et je préfère cet abus-là, celui de la vidéo, plutôt que les autres, venant de ceux qui fustigent en permanence l’arbitrage », précise l’ancien troisième-ligne international.

Téléguidage

D’une sécurité devant garantir une plus grande équité, la vidéo serait donc devenue une béquille. « La technologie a pris le dessus sur l’aspect humain, les ­arbitres sont comme téléguidés’ Si on ne leur fait plus confiance, ça les paralyse, ils en perdent leur personnalité. Et puis on tue la continuité du jeu, et le spectacle », déplore Abdelatif Benazzi, manageur du club de Montpellier, qui admet, dans un sourire, qu’un arbitrage vidéo aurait peut-être changé la face du Mondial 1995, lorsqu’un essai lui avait été ­refusé à la fin de la demi-finale France-Afrique du Sud.

« Il y a une dimension esthétique en plus. Les ralentis, les gros plans permettent de voir des actions qu’on ne voyait pas avant. Les gestes du rugby en ressortent magnifiés, embellis. »

Fervent partisan de l’assistance par l’image, « parce qu’elle donne des outils en plus à l’arbitre », Fabien Galthié y voit au contraire une mise en valeur offerte à son sport. « Il y a une dimension esthétique en plus. Les ralentis, les gros plans permettent de voir des actions qu’on ne voyait pas avant. Les gestes du rugby en ressortent magnifiés, embellis », s’enthousiasme l’ancien demi de mêlée, ­consultant pour France Télévisions, qui trouve même des arguments en faveur des matchs à rallonge. « C’est très positif pour les diffuseurs, qui remplissent leur grille en achetant très cher les droits. Si le spectacle est plus long, ça diminue son coût à la minute. »

Pour les spectateurs, et les téléspectateurs, qui sont parfois les deux puisque les stades sont désormais équipés d’écrans géants, l’expérience a pourtant été modifiée par l’apparition de cet arbitrage vidéo. Réfutant l’idée d’une disparition de la joie spontanée lors d’un ­essai marqué (puisqu’il faut souvent ­redouter une vérification par l’image), Marc Lièvremont y voit une émotion plus forte, à fragmentations : « Il y a ­toujours la joie de l’essai marqué, puis l’attente de la validation, avec le suspense, puis une autre émotion, selon la décision rendue’ »

Pour retrouver cette spontanéité, et éviter l’overdose d’arrêts de jeu, Pierre Villepreux imagine une autre solution, radicale. « Il faudrait changer la règle de l’essai, propose l’ancien sélectionneur national. Qu’il soit validé dès lors que le joueur entre dans l’en-but avec le ballon en main, sans lui demander de l’aplatir. Ça résoudrait beaucoup de problèmes, et on verrait beaucoup moins de vidéo. » Et plus de jeu ‘

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