Cyclisme , Romain Bardet l’Italien

Cyclisme , Romain Bardet l'Italien

Le Monde
| 30.09.2016 à 10h17
Mis à jour le
01.10.2016 à 10h10
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Par Clément Guillou (Barzano, Italie, envoyé spécial)

Signe que l’automne se refuse encore à Bergame, c’est à l’ombre d’arbres vert chlorophylle que l’on s’adonne à la traditionnelle passegiata de fin de journée sur le ­Sentierone, l’artère commerçante de la ville basse où le 110e Tour de Lombardie trouvera samedi 1er octobre son dénouement.

Cent dixième. Le visage de Romain Bardet s’illumine : « Ici, c’est chargé d’histoire. » ­D’Histoire, même. Les époques s’empilent au bout de l’allée de dalles, vieille de quatre siècles. Sur la piazza Giacomo-Matteotti, du nom d’un député socialiste assassiné par un ­­es­cadron mussolinien, l’architecture fasciste écrase l’émouvant « monument aux partisans », et son homme de bronze pendu la tête en bas. La statue de Victor-Emmanuel II toise la sculpture de marbre hommage à Cavour, ­acteur de l’unité italienne ; un buste de Francesco Cucchi, garibaldien de la première heure, représente en son nom le grand général, ­complétant ainsi la trinité patriote italienne.

Les organisateurs ont encore durci un parcours qui avait déjà produit une course très sélective, en 2015, remportée par Vincenzo Nibali absent cette année

Le c’ur économique de la cité des Mille, surnom offert par Giuseppe Garibaldi à la ville qui donna tant d’enfants à ses troupes, ne ­vibre pas encore pour la classique cycliste, à quarante-huit heures de son passage : au bout du Sentierone, personne ne prête attention aux coureurs d’AG2R-La Mondiale qui en ont fini de leur reconnaissance des soixante derniers kilomètres. Les organisateurs ont encore durci un parcours qui avait déjà produit une course très sélective, en 2015, remportée par Vincenzo Nibali absent cette année.

De quoi satisfaire Romain Bardet qui en a fait son objectif de fin de saison, mais en tire une forme de regret : « Le fait qu’il change chaque année redistribue les cartes et autorise ­davantage d’audace. Mais j’aimerais que le parcours reste immuable et traverse le temps. »

Cyclisme romanesque

Entre un « déca » et une célèbre eau pétillante bergamasque, ce lecteur compulsif lorgne un volume édité par La Gazzetta dello sport, quotidien sportif organisateur des plus grandes courses italiennes, recensant toutes ses manchettes consacrées au ­cyclisme. Le premier dauphin du Tour 2016 ­grimace à la vue d’Ivan Basso, convaincu de dopage en 2007, mais salive tout de même :

« J’ai ­appris que Milan-Turin [qu’il a terminé neuvième, mercredi 28 septembre] fêtait son 140e anniversaire. Tu te rends compte ‘ Ça date de 1876. La plus ancienne course cycliste ! J’ai beau être un fervent défenseur de la mondialisation du vélo, ça a du sens de courir ici. On s’en rend compte quand on feuillette les ­livres de route et leurs photos en noir et blanc. »

Parce qu’il se complaît dans un cyclisme ­romanesque, le grimpeur auvergnat ne pouvait que se sentir chez lui sur les courses italiennes. Il prend le ciclismo dans son ensemble. Le culte des campionissimi, le prosecco sur le podium et les scenarii non écrits. Mais aussi les vainqueurs « vérolés » et la décomposition du paysage professionnel.

« Le cyclisme italien évoque des choses très paradoxales. Côté pile, de belles équipes dans le passé et des champions avec qui j’ai grandi et qui font partie de la légende, même si c’est malheureux de dire ça aujourd’hui. Côté face, les cas de dopage  surtout chez les jeunes, ce qui est le plus marquant ‘, et l’absence, aujourd’hui, d’équipe au plus haut ­niveau, ce qui témoigne d’un contexte économique ­difficile. »

Au-delà des clichés, Romain Bardet est surtout là pour prolonger l’été et les entraînements en manches courtes et trouver des circuits qui conviennent à ses qualités.

Jambes éreintées

Samedi, lorsqu’il quittera la Lombardie, cela fera dix jours qu’il aura posé ses valises au nord de Milan. Pour préparer l’objectif final de la saison, AG2R s’est installée dans un hôtel loin de tout, entre Bergame et les grands lacs. Le séjour lui a permis de confirmer deux idées reçues que colporte le peloton : la nourriture des hôtels italiens est toujours très correcte ; les automobilistes de la Péninsule sont très impatients.

Bardet attend cette semaine italienne ­depuis qu’il a quitté Rio et son circuit olympique, trop exigeant pour ses jambes éreintées. Après près de cinq semaines sans ­courses, il est progressivement monté en puissance pour atteindre un niveau de forme jamais connu à ce stade de l’année, pourtant commencée en janvier.

« Le Tour de Lombardie, c’était ma vraie raison de m’entraîner pour la fin de saison. C’est la classique qui s’adapte le plus à mes caractéristiques, plus que Liège-Bastogne-Liège, car on connaît moins le scénario à l’avance. »

Dans ses souvenirs de téléspectateur, il n’y a pas la dernière victoire française, celle de Laurent Jalabert en 1997  il avait 6 ans ‘, ­encore moins celle de Gilles Delion en 1990  il n’était pas né. Mais celle de Paolo Bettini, secoué par les larmes en franchissant la ligne en vainqueur en 2006, deux semaines après la mort accidentelle de son frère.

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Ses souvenirs de coureur sont moins émouvants, malgré cinq participations déjà  deux chez les espoirs et trois chez les professionnels. Reste que c’est en Lombardie que le monde du cyclisme a découvert en 2012, dans les phares des motos, son visage anguleux, juvénile et ­déterminé. Dernier rescapé de l’échappée ­matinale, un jour où la brume avait enveloppé la région de Côme, il avait franchi en tête le terrible Mur de Sormano, puis abordé l’ascension vers l’illustre Madonna del Ghisallo.

On apprivoise d’autant moins le Tour de Lombardie qu’il évolue chaque année mais, à bientôt 26 ans, Romain Bardet commence à en maîtriser la structure et les embûches :

« Le départ au petit matin quand la brume se lève à peine, le soleil d’octobre qui ne sèche que partiellement le bitume, les routes sinueuses et mal entretenues, les virages piégeux avec des glissières de sécurité, les feuilles drainées par les voitures sur le bas-côté’ »

Entouré par l’une des équipes les plus solides au départ, Bardet peut faire encore mieux que Thibaut Pinot, troisième l’an dernier. ­Lequel, ça alors, est un amoureux transi de la Lombardie et serait sans doute du côté de Bergame si un virus ne l’avait pas forcé à mettre un terme à sa saison en juillet. Sans que l’on sache si cela relève du pur hasard ou de l’imitation, les deux hommes nourrissent un même rêve pour 2017 : passer trois semaines en Italie au mois de mai en quête du maillot rose.

Pour Pinot, c’est un souhait déclaré. Pour Bardet, le conditionnel sera levé dans un mois, après la présentation des parcours du Tour de France et du Giro. Dans l’éventualité où la Grande Boucle proposerait un contre-la-montre par équipe et un long ­contre-la-montre plat, deux disciplines où il perdrait sans doute plusieurs minutes, le Français demanderait à asseoir sa saison sur le Tour d’Italie.

« En prise pour jouer la gagne »

« Dans une vision à long terme, une escale au Giro me paraît incontournable. Je suis à un carrefour de ma carrière et je pose des pierres sur mon parcours qui me serviront de référence après, expose Bardet avec la maturité d’un chef d’entreprise quadragénaire. Si je veux gagner un grand tour, je dois d’abord être en prise pour jouer la gagne, ce que je n’ai jamais fait. »

Comme ce diplômé d’école de commerce voit toujours loin, il pense déjà à l’éventuelle bataille face aux coureurs de sa génération. Et quand Chris Froome, 31 ans, se retirera, il aimerait être prêt. L’opération nécessite néanmoins l’accord d’un sponsor qui a fait de lui son homme-sandwich le plus visible et le mieux rémunéré. « Je suis assez lucide pour entendre que le Tour est la course la plus ­importante. Et je sais aussi que je ne pourrais pas viser de la même façon le classement général sur l’une et l’autre course  même si je ne suis pas contre le fait d’essayer. »

Après deux saisons durant lesquelles il a porté l’équipe AG2R sur ses épaules, Bardet a besoin de se sentir plus léger. D’une course décantée comme le Giro. De longues chevauchées sur le Tour. De pouvoir, pour la première fois de sa carrière  hormis le dernier Tour de Romandie, durant lequel il est tombé malade ‘, lever le pied sur une course par étapes en pensant à plus loin. D’une « feuille blanche », comme il le dit lui-même. Mais aussi d’une bouteille de prosecco pour passer l’hiver.

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