Après le coup d’Etat Bruxelles joue les équilibristes face à la Turquie

Après le coup d'Etat Bruxelles joue les équilibristes face à la Turquie

Le Monde
| 19.07.2016 à 06h40
Mis à jour le
19.07.2016 à 11h15
|

Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen) et
Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)

Réunis à Bruxelles lundi 18 juillet, les ministres européens des affaires étrangères devaient se livrer à un exercice périlleux : condamner la tentative de coup d’Etat en Turquie et, en parallèle, mettre en garde le régime du président Recep Tayyip Erdogan quant au respect des libertés. Le tout sans menacer, si possible, l’accord conclu en mars entre Ankara et Bruxelles pour endiguer les flux de migrants débarquant en Grèce.

La Haute représentante Federica Mogherini pensait avoir trouvé la bonne formule : l’Etat de droit doit, dit-elle, être protégé « pour le bien de la Turquie », qui espère, officiellement du moins, toujours adhérer à l’Union européenne.

Le pays menace cependant de réintroduire la peine de mort, ce qui serait contraire à toutes les valeurs de l’Union et du Conseil de l’Europe, où il siège. Aussi Mme Mogherini fut-elle tenue de rappeler qu’« aucun pays ne peut adhérer à l’UE s’il introduit la peine de mort ». La chancelière allemande, Angela Merkel, avait déjà téléphoné à M. Erdogan pour lui faire passer le même message. Et le ministre des affaires étrangères français, Jean-Marc Ayrault, rappelait que la peine de mort a été officiellement abolie en Turquie en 2004, dans le cadre de la candidature d’Ankara à l’entrée dans l’Union.

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Eviter « tout dérapage »

Présent à Bruxelles pour participer à une discussion avec les Vingt-huit essentiellement sur le thème du Brexit à l’origine , le secrétaire d’Etat américain John Kerry s’est montré très ferme, davantage que les Européens soucieux de ne pas mettre totalement en péril la difficile relation de Bruxelles avec Ankara.

M. Kerry a pressé les autorités turques de « respecter les institutions démocratiques de la nation et l’Etat de droit ». Emboîtant le pas au président Barack Obama, qui avait évoqué, en avril, le « chemin très inquiétant » emprunté par le président Erdogan, M. Kerry a même spontanément souligné que « l’OTAN aussi a des prérequis en matière de démocratie ». En clair, la Turquie est peut-être un partenaire clé de l’Alliance atlantique mais elle devra éviter « tout dérapage » pour ne pas remettre en cause son rôle au sein de celle-ci.

« Il est essentiel pour la Turquie, comme pour tous les autres alliés, de respecter pleinement la démocratie et ses institutions, l’ordre constitutionnel, l’Etat de droit et les libertés fondamentales », a fait savoir, en écho, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN.

L’accord sur les migrants menacé

Au sujet du principal point de friction entre Washington et le régime d’Erdogan, à savoir le sort du prédicateur musulman Fethullah Gülen, en exil aux Etats-Unis depuis 1999 et accusé d’avoir uvré au putsch, M. Kerry a indiqué que son pays n’avait « pas encore reçu de requête formelle » de la Turquie quant à une éventuelle extradition. Cette demande devrait, en outre, présenter « des preuves, pas des allégations » contre M. Gülen. M. Erdogan assurait, un peu après la conférence de presse de M. Kerry, qu’une demande formelle serait adressée prochainement à l’administration américaine.

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Du côté européen, on se demande ce qu’il pourrait advenir de l’accord qui visait à tarir le flux des migrants empruntant la route des Balkans vers l’Allemagne ou la Suède. Ce compromis difficilement négocié produit des résultats tangibles moins de cinquante personnes traversent désormais quotidiennement la Méditerranée vers les îles grecques. Il paraît néanmoins menacé.

Ankara avait en effet conditionné le renvoi de migrants de Grèce en Turquie y compris de réfugiés syriens à la suppression des visas pour les ressortissants turcs désireux de se rendre en Europe. Autre condition : la reprise des négociations d’adhésion avec l’UE.

Pour la levée des visas, la Commission, les Etats membres et le Parlement qui doit également donner son feu vert ont été formels : il n’y aura pas d’accord si Ankara ne respecte pas l’intégralité des 72 critères de mise en conformité avec les règles de l’Union européenne. La Turquie en était, en mai, à 67 critères respectés, mais des obstacles importants subsistent, comme une réforme des lois antiterroristes en vigueur, trop vagues. Le président Erdogan s’y oppose avec virulence.

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« On brandit cette adhésion pour faire peur à l’opinion »

Au Parlement européen, les dirigeants des principaux groupes politiques doutaient déjà, avant les derniers événements, de la possibilité de réunir une majorité pour la levée de l’obligation de visas. La gauche dénonçait les atteintes à la liberté de la presse ; la droite, notamment française, agitait le spectre d’une arrivée massive de migrants turcs.

Aujourd’hui, les réticences des élus sont plus vives encore. « Arrêter des généraux après un coup d’Etat, passe encore, mais autant de juges ! », s’étonne Alain Lamassoure, chef de file des eurodéputés Les Républicains. « Pour ce qui est du processus d’adhésion, nous sommes dans l’hypocrisie : il faudrait l’unanimité des vingt-huit pays membres pour que la Turquie puisse adhérer, or une dizaine de pays s’y opposent », ajoute l’élu du Parti populaire européen. « Trop souvent on brandit cette adhésion pour faire peur à l’opinion ; elle n’est pas à l’ordre du jour et il faut cesser de l’utiliser à des fins de politique intérieure », indiquait de son côté Jean-Marc Ayrault, lundi.

« Les négociations d’adhésion et le processus de libéralisation des visas devraient être suspendus. Il faut déjà que l’Union se montre forte et résiste au chantage d’Ankara. On ne peut continuer à discuter d’une libéralisation des visas en ce moment », renchérit Françoise Grossetête, eurodéputée et membre du bureau politique des Républicains.

La commission spéciale « affaires étrangères » du Parlement devait se réunir en urgence, mardi 19 juillet, pour discuter de la situation en Turquie. Guy Verhofstadt, le chef de l’ALDE (libéraux), appelait déjà Mme Mogherini et Donald Tusk, le président du Conseil européen, à « arrêter tous les pourparlers avec la Turquie, tant que M. Erdogan ne s’est pas engagé à respecter les valeurs européennes ».

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